Économiser pour consommer plus : la face cachée de la sobriété

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Publié le 16/05/25
Mis à jour le 16/05/25
14min de lecture
Économiser pour consommer plus : la face cachée de la sobriété
Florent Laroche

Florent Laroche est un économiste des transports et expert reconnu des mobilités, actuellement maître de conférences à l’Université Lumière Lyon 2 et chercheur au Laboratoire d’Aménagement et d’Économie des Transports (LAET). Titulaire d’un doctorat en sciences économiques, il en est venu à s’intéresser au concept de sobriété, explorant les effets rebonds non pris en compte de certaines politiques publiques visant à réduire nos émissions carbone. Il écrit ainsi, en 2024, le l’ouvrage La face cachée de la sobriété où il avance pour la première fois, la notion de sobriété vorace.

D’où vient le concept de sobriété et comment est-il devenu le totem qu’il est aujourd’hui dans le déploiement de nos politiques environnementales ?

La sobriété, c’est avant tout une question de modération. La suppression renvoie plutôt à l’ascèse. D’un point de vue sémantique, la sobriété concerne le fait de modérer l’acte de consommer à ce qui est nécessaire pour notre survie biologique, ce qu’on peut appeler le processus vital ou organique humain, c’est-à-dire principalement le fait de boire et de manger. Cela interpelle de voir qu’aujourd’hui, on applique la sobriété à tout un ensemble de choses, dont nos ordinateurs, nos machines, etc. On peut se demander comment on est passé de la sobriété antique à la sobriété version XXIème siècle.

La notion de sobriété a effectivement été développée dès l’Antiquité. On la retrouve chez plusieurs philosophes tant dans la Grèce classique que dans la Rome antique. Aristote et Epicure préconisent, non pas de faire abstraction de tout, mais de faire œuvre de modération, de tempérance. La tempérance est d’ailleurs l’une des quatre vertus cardinales, aux côtés de la prudence, du courage et de la justice dans l’Antiquité. On retrouve ces valeurs dans les ordres mendiants de la chrétienté, ce sont des notions qui ont, jusqu’à présent, traduit une certaine forme de vertu humaine, de sagesse.

Aujourd’hui, ce qui est intéressant, c’est que nous sommes face à un mur environnemental, notamment climatique, et plus encore un mur physique avec une concentration de nos émissions de CO2 dans l’atmosphère qui ne cesse de s’accroître. Et les travaux de prospective — je me suis basé principalement sur des études réalisées dans le domaine des transports, mais c’est similaire pour l’ensemble des secteurs — nous montrent que la technologie ne pourra pas tout faire. Pour ce qui est du secteur des transports, elle permet de réaliser au mieux 80% du chemin vers la neutralité carbone visée par la France pour 2050. ll va donc falloir changer nos comportements, et là, la sobriété devient la pierre angulaire de la transition.

Avez-vous identifié le moment à partir duquel ce terme de sobriété se généralise dans le champ des politiques publiques et le débat public français ?

Dans les années 70, on assiste au développement d’une remise en question profonde de la société de consommation. Le rapport Meadows tire la sonnette d’alarme et met clairement, pour la première fois dans l’histoire, l’humanité face à ses limites en matière de développement, prônant l’idée de  croissance zéro  ou de ralentissement volontaire.

Aujourd’hui, nous sommes à la jonction de cette critique des années 60-70 et de l’urgence environnementale. Résultat, la sobriété s’impose comme une injonction forte, avec l’idée qu’il faut réduire nos consommations pour espérer atteindre la neutralité carbone d’ici 2050. On retrouve donc la sobriété dans toutes les politiques publiques, mais sans que la notion ne soit véritablement discutée ou passée au crible de la critique.

Je me suis donc posé la question de l’analyse économique de la sobriété. Souvent, nous somme tentés de considérer qu’il suffit de réduire la consommation pour solutionner les problèmes. Cela fonctionne pour une analyse en silo dans un secteur donné. Mais, dès lors que l’on commence à croiser différents secteurs ou domaines d’action, on se rend vite compte qu’il peut y avoir des contradictions voire même des effets très contre-intuitifs, notamment lorsque la sobriété n’est pas totale mais partielle. Je réduis ici, mais je consomme ailleurs par effet de report. C’est ce que j’ai nommé la sobriété vorace.

Personnellement, j’ai questionné cette notion de sobriété à partir des années 2010 en tant qu’économiste des transports. Pendant 10 ans, j’ai suivi les travaux de la commission Mobilité et Habitat de l’Académie des technologies à Paris comme secrétaire scientifique, abordant la sobriété sous l’angle des politiques de mobilité et d’urbanisme. Ce prisme des ingénieurs avec lesquels j’ai travaillé m’a permis de considérer la sobriété du point de vue de l’efficacité technique souvent exprimé dans le phénomène d’effet rebond. Plus récemment, j’ai été amené à réfléchir sur une sobriété plus organique dans le cadre de mes missions au sein du conseil scientifique du parc naturel du Haut-Jura. J’ai notamment travaillé sur le projet de charte Horizon 2040, qui vise à guider les collectivités vers une organisation collective plus soutenable sur le long terme. Dans ce cadre, la question de la sobriété est revenue plusieurs fois et toujours en solution incontournable d’où l’idée de proposer une analyse critique du concept d’un point de vue économique.

Vous parlez d’une approche en silo qui pourrait créer des conséquences néfastes lors d’une application trop fonctionnaliste de la notion de sobriété. Avez-vous un exemple concret ?

L’un des exemples les plus parlants est celui du covoiturage. L’analyse repose sur une enquête réalisée par l’ADEME en 2015 sur les pratiques de covoiturage longue distance en France, auprès des utilisateurs de BlaBlaCar. Parmi les questions posées, l’une d’elles était très intéressante :  Qu’auriez-vous fait sans covoiturage ? Que ce serait-il passé si la solution du covoiturage n’avait pas existé ? , 72% des conducteurs ont répondu qu’ils auraient quand même pris leur véhicule. C’est un bon résultat puisque ces conducteurs partagent désormais leur véhicule. Mais quid des 28% restant ? Ils n’auraient pas pris la route, mais se retrouvent sur la route par effet d’opportunité. Parmi eux, 23% auraient utilisé les transports en commun et 5% ne se seraient pas déplacés. Le résultat est tout de suite moins positif. L’effet est encore plus fort chez les passagers avec 70% d’entre eux qui auraient utilisé les transports en commun en l’absence de covoiturage et 13% qui ne se seraient pas déplacés. Seuls 17% auraient utilisé leur voiture, faisant véritablement acte d’une sobriété automobile.

Pour l’année 2022, Blablacar estime les gains cumulés pour les conducteurs à 450 millions d’euros en France et certainement bien plus pour les passagers. Parmi les conducteurs, on a vu que 72% d’entre eux ont un comportement écologique du fait du partage de leur véhicule. Mais quand bien même, que vont-ils faire de ces économies ? Cette question est rarement posée et c’est là que débute ma réflexion. Comment mesurer le surplus généré et identifier ses diverses réallocations dans les transports et le reste des consommations ?

C’est le problème que soulève l’économie sociale et solidaire avec des solutions à priori vertueuses mais qui génèrent un surplus. Tout réside donc dans la question du surplus, de son estimation et de sa réallocation dans les autres postes de dépense.

Selon vous, est-il possible de mieux anticiper ces conséquences, et d’avoir une sorte d’antidote préalable à tous ces effets rebonds ? Comment mieux les intégrer ?

C’est tout le problème du surplus, et d’un surplus qui est généré en permanence, que ce soit en termes d’argent, de temps, d’énergie, etc. Pour l’instant, mon objectif est de décrire et caractériser un phénomène, en me gardant de donner des recommandations et des solutions. D’une part, je pense qu’il est préférable de lever le voile sur cette face cachée plutôt que d’adopter un rôle prescriptif. D’autre part, je redoute qu’en donnant des pistes on ne s’intéresse plus qu’à celles-ci et pas au phénomène en tant que tel.

Toutefois, je peux vous faire quelques observations. La première considère les émissions de CO2 par tranche de revenus, notamment dans le secteur des transports. Il est intéressant de constater qu’à l’heure actuelle, toutes les catégories de la population émettent plus de CO2 que l’objectif établi à l’horizon 2050. Pour autant, ce sont les plus pauvres qui se rapprochent le plus des émissions acceptables. Nous donneraient-ils la voie à suivre ? Pour reprendre les termes d’un article écrit par l’un de mes étudiants de Sciences Po Lyon en 2023, il faudra peut-être passer de la  sobriété heureuse  à la  précarité heureuse .

Il y a donc souvent la tentation de considérer que s’il y a surplus, c’est que nous sommes trop riches et qu’il suffirait d’être plus pauvre, de s’appliquer une forme de décroissance pour résoudre l’équation. Yves Crozet, dans la préface de mon essai, pose la question de ce que l’on réduirait en premier dans le cas d’une réduction des surplus par les revenus. Est-ce qu’on réduirait les revenus individuels, ou les revenus collectifs, et notamment les investissements, avec le risque d’une dégradation des structures collectives ?

C’est ce que j’ai pu observer notamment dans les pays de l’ex-Yougoslavie au cours de nombreux voyages dans les années 2000. C’est triste car on y observe une dégradation des zones pavillonnaires qui étaient certainement, jusque dans les années 80, bien entretenues, avec des habitants qui y vivaient correctement. Aujourd’hui, des bouts de béton se détachent des façades, les rues sont éventrées. On y voit le témoignage de la précarisation tant des particuliers que des pouvoirs publics, un abandon collectif.

Une deuxième observation porte sur la réduction des surplus par la contrainte. C’est une question que l’on aime peu, mais finalement, celle-ci est partout. Dans les villes, par exemple, on la retrouve avec le trivial exemple des dos d’âne. Vous avez beau mettre un panneau de limitation de vitesse, très peu d’automobilistes le respectent. Mais dès lors que l’on installe un dos d’âne, tout le monde roule à 30km/h. Pourquoi ? Car si vous prenez le dos d’âne à une allure plus rapide, vous abîmez votre voiture. La contrainte physique va forcer le changement de comportement. C’est le même principe qui est appliqué avec la création de pistes cyclables protégées ou les tramways en site propre : à défaut d’une vraie politique de la voiture, on prend de la place de stationnement, on supprime de l’espace de circulation sur les voiries, et ainsi, on réduit progressivement, ou en tout cas, on désincite à l’utilisation de la voiture dans les centres-villes.

Au-delà de la modération du recours à la voiture pour les urbains, c’est leur porte-monnaie qui peut les remercier, libéré d’une dépense souvent très coûteuse au profit d’autres consommation dont les logements plus chers, mais pas seulement. A ce sujet, de nombreuses expérimentations sont actuellement menées pour limiter le tourisme de masse, que ce soit à Venise avec une taxe de séjour renforcée ou dans le parc national de Porquerolles avec la mise en place de quotas d’accès.

Ainsi, on ne se retrouve pas dans un monde où l’on cherche à gérer la rareté mais plutôt dans une société où l’on cherche à encadrer l’abondance pour reprendre les termes d’Yves Crozet. On ne réduit pas le surplus, mais on l’encadre, on le gère. Encore faut-il en avoir pleine conscience pour correctement le mesurer et l’orienter à bon escient.

Vous évoquez d’autres secteurs. Pensez-vous que tous nos choix et nos achats relèvent du même mode de consommation ? Le choix du lieu de vie, de son mode d’habitat peut-il être réduit à geste de consommation ?

Laissez-moi reprendre Anna Arendt qui parle du processus de fabrication. Elle nous dit qu’à la différence de l’artisan qui va produire des biens, des commodités, que nous pourrons utiliser, les esclaves sont des outils, non pas à consommer, mais à vivre. La vie consommant sans cesse leur service.

Jusqu’à présent, on pouvait voir l’industrie comme l’artisan décrit par Hannah Arendt, c’est-à-dire un système qui nous générait des commodités, des biens de consommation. Mais désormais, nous bénéficions aussi d’esclaves qui sont là au quotidien : les produits numériques qui nous assistent en permanence et qui consomment d’autant plus d’énergie. Avec le numérique, je ne sais pas si l’on peut considérer que nous sommes encore dans une logique de consommation. Je pense que nous l’avons dépassée.

L’intelligence artificielle devrait déployer encore plus de capacités, de puissance, non plus seulement pour nos petits muscles, mais pour notre cerveau. Jusqu’à présent, la force mécanique améliorait nos capacités physiques, désormais l’intelligence artificielle, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, améliore nos capacités intellectuelles. Il y a peu de chance qu’on revienne en arrière, ou qu’on réussisse à réduire notre appétit de puissance.

Pour illustrer cela, prenons l’exemple de la lenteur. J’ai beaucoup d’étudiants qui revendiquent la lenteur dans leur usage des transports. C’est très bien, mais de quelle lenteur parle-t-on vraiment ? Certes, ils prennent plutôt un bus qu’un avion, mais en réalité, ils acceptent de prendre ce bus car ils pourront y consommer des contenus numériques. C’est donc une lenteur très rapide. Même raisonnement pour le métro, l’effort mis dans le déploiement des réseaux 4G puis 5G sert le fait de rendre plus acceptable le temps consacré aux déplacements. Comme la sobriété, la lenteur d’aujourd’hui n’est pas tout à fait celle d’hier.

Et puis, c’est encore une opportunité pour du surplus au service de nouvelles consommations. Je raconte à mes étudiants que lors de mes études à Paris, aller à Lyon était une exception car il n’y avait que le TGV et que cela coutait une fortune. Aujourd’hui, leur choix est infiniment plus grand pour d’autant plus d’opportunités de déplacements entre le covoiturage, les bus, Ouigo, etc. Et connaissez-vous un seul guichet physique où acheter son billet pour ces solutions ? Tout passe par le numérique qui ne fait qu’amplifier cette voracité !

Si on ne peut pas s’appuyer sur le concept de sobriété pour compléter les progrès réalisés par les avancées technologiques pour réduire notre impact carbone, quelles pistes imaginer ?

Comme indiqué précédemment, je préfère éviter la question des solutions. J’ai conscience de la frustration que cette position peut engendrer mais je souhaite avant tout porter l’attention sur les limites du phénomène. Il me semble important que chacun se pose la question, lorsqu’il limite sa consommation, du surplus généré et de son utilisation. D’ailleurs même l’épargne ou le don contribuent à financer indirectement d’autres dépenses. D’un point de vue personnel, je me suis posé la question de savoir si j’étais prêt à payer des produits plus chers pour limiter ma propre consommation. J’ai commencé par acheter une voiture électrique, ensuite des panneaux solaires, ma maison est très bien isolée, et j’organise mes vacances uniquement à vélo et en train. Je pensais réduire ma consommation de bois, d’électricité et compenser en CO2 les 400km que je réalise chaque semaine pour aller au travail.

Au final, je suis passé de 11 tonnes de CO2 avant ces investissements à 8t d’après le calculateur de carbone de l’ADEME. C’est bien mais encore très loin des 2 à 3 tonnes à atteindre en 2050. En plus de cela, je me retrouve à avoir des gains économiques. La question est simple : que vais-je faire de tout cela ? Pour l’instant, j’ai changé de voiture pour un modèle beaucoup plus gros et confortable pour le plus grand bonheur de mes covoitureurs. Au regard de ce choix et de mes revenus, je suis loin d’être le plus légitime pour proposer des solutions.

Avez-vous l’impression que la question de justice sociale est prise en compte lorsque l’on parle de sobriété ?

C’est une question importante mais que je ne traite pas directement dans l’essai. Pour autant, on a vu avec le covoiturage que des solutions plus sobres peuvent permettre d’offrir de nouvelles opportunités de consommation à de nouvelles personnes. C’est ce qui se passe aussi avec la gratuité des transports. Il faut distinguer le surplus, c’est-à-dire le gain, lorsqu’on est riche que l’on obtient de la sobriété, et la demande induite, qui va ouvrir de nouvelles opportunités pour des populations marginalisées, accroissant d’autant plus la consommation globale. C’est toute la difficulté de confronter la notion de sobriété à celle de justice sociale.

Selon vous, est-ce que la sobriété comporte une dimension morale ?

En tant qu’économiste, je ne vais pas tellement sur le domaine de la morale. Toutefois, il est certain que ce sujet y touche directement. J’ai notamment eu des retours en ce sens. Je pense en particulier à une personne de l’ADEME, qui travaille sur les questions de recyclage et qui m’a écrit :  mais ce n’est pas la faute de la sobriété, ce que vous décrivez . Oui, mais la sobriété n’est pas une personne, c’est une notion, une notion qui peut avoir ses limites et qu’il peut être salutaire d’identifier. Il a fini par convenir qu’effectivement, il y avait lieu de poser la question et qu’il était utile d’ouvrir le débat.

Je pense également à d’autres critiques qui ont mis en évidence la dimension utopique de la sobriété comme un aboutissement de projet de société. Il ne serait donc pas possible de l’appréhender par l’individu dans la mesure où elle ne peut s’exprimer que dans une action collective. La question ici serait de définir jusqu’où nous devrons aller dans le collectif pour que ces politiques puissent fonctionner. Je fais l’hypothèse que ma démarche reste pertinente tant que l’élan collectif sera imparfait, sous réserve qu’il puisse l’être à un moment.

Vous avez publié votre ouvrage  La face cachée de la sobriété  il y a quelques mois. Quels retours avez-vous eus ? Êtes-vous en cours de rédaction d’un prochain ouvrage ?

Pour l’instant, les retours sont unanimes sur la dimension très pédagogique de l’essai avec des termes associés comme  éclairant ,  intéressant ,  utile . Certains m’ont également dit qu’ils avaient trouvé l’ouvrage perturbant, notamment en raison du questionnement auquel il invite sur nos propres comportements de consommation et de vie. Enfin, plusieurs lecteurs, souvent militants ont eu du mal à accepter l’angle d’attaque. C’est une chose que je comprends tout à fait, la sobriété étant rarement étudiée d’un point de vue économique. C’est donc une partie du public à qui je souhaitais m’adresser initialement, qui n’a pas été pour l’instant très réceptive. Mais je ne doute pas que le message finira par être entendu et compris, non pas comme une déconsidération de cette belle notion de sobriété mais comme une opportunité pour la rendre plus robuste et accroître ses chances d’être utilisée à bon escient.

Concernant un prochain ouvrage, je pense que pour l’instant je vais appliquer le concept de sobriété pour mon propre compte en matière d’écriture … pour mieux penser les prochains sujets à investiguer !