Depuis mon installation à Sacramento en avril dernier, j’ai pris le temps de lire différentes histoires locales. Les débuts de la ville sont marqués par une grande brutalité : dès sa fondation, la Grande Inondation
de 1849-1850 l’a dévastée, suivie par des crues plus modestes mais récurrentes chaque année. Puis, en 1862, la Grande Inondation a failli complètement la rayer de la carte. En réaction, les pionniers qui avaient fondé la ville, débrouillards et tenaces, ont décidé de la surélever de 3,5 mètres et ont ainsi construit un réseau de digues et de canaux. Mais pourquoi avoir bâti une ville ici, en premier lieu ?
Sacramento se situe dans une région que l’on pourrait qualifier de sorte de mer saisonnière, sujette à des inondations périodiques causées par des pluies torrentielles et la fonte des glaces de la Sierra Nevada. S’il avait absolument fallu qu’une ville existe ici, celle-ci aurait plutôt dû être construite sur une colline, à quelques kilomètres plus au sud1 .
J’ai découvert la même histoire de péché originel
en arrivant à Los Angeles. Ouvrez n’importe quel ouvrage sur l’histoire du sud de la Californie, et vous trouverez une liste complète des raisons pour lesquelles la deuxième grande métropole américaine aurait mieux valu ne jamais exister. D’abord, elle ne dispose d’aucune source locale d’approvisionnement en eau. Ensuite, elle n’a possède pas de port en eau profonde. Ensuite, ce n’est pas un carrefour évident. Elle est, par ailleurs, traversée par des failles sismiques. Et au fait, saviez-vous qu’elle est située dans un désert2 ?
Si vous lisez ceci sous un ciel bleu limpide, par une journée où il fait les 21 degrés habituels, avec un palmier qui oscille au loin, alors il devient vite évident pourquoi cette ville existe. Bénéficiant d’un climat méditerranéen idéal et encadrée par des plages de sable fin et des montagnes enneigées, la plaine côtière qui accueille Los Angeles est un véritable paradis terrestre.
Bien sûr, Los Angeles — comme Sacramento — est le résultat d’une volonté. Remarque un peu banale, qui s’applique en réalité à presque toutes les villes.
Mais, en vérité, aucune ville ne devrait vraiment exister. Les données archéologiques suggèrent que nous, en tant qu’espèce, avons commencé à bâtir des villes il y a environ 6’000 ans seulement3. Pour le dire simplement : si l’histoire de l’humanité tenait en une seule journée, nous n’aurions commencé à bâtir des villes qu’à 23h30. Les villes ne sont pas nos fourmilières ou nos ruches. Nous ne les construisons pas par instinct. Il n’est censé y avoir de ville nulle part. Elles existent parce que nous les faisons exister, par la force de notre volonté.
Pour des raisons que je ne comprends pas entièrement, nous aimons raconter l’histoire de l’origine des villes californiennes. Alors même que les autres villes américaines font, elles, plutôt l’objet de remarques désobligeantes : parlez de votre récent voyage à Miami ou à Phoenix, et le plus brillant de vos interlocuteurs vous rappellera que ces villes seront bientôt, respectivement, sous l’eau ou à sec4 .
Et pourtant, on pourrait raconter la même histoire pour la plupart des villes américaines : la moitié de Boston a été arrachée à l’océan. Saint Louis n’existe que parce que nous avons dompté le plus grand fleuve du continent. Approvisionner Philadelphie en eau potable est le résultat d’une prouesse d’ingénierie comparable à celle de l’aqueduc de Los Angeles. Et une grande partie de Washington, D.C. était, comme on le sait, auparavant, un marécage5 .

Cette tendance n’est en rien propre à l’Amérique du Nord. Faisons le point sur les plus grandes villes jamais construites : Tokyo et Saint-Pétersbourg ont nécessité des prouesses d’ingénierie comparables à tout ce qui a été réalisé aux États-Unis. Amsterdam et Mexico ont littéralement été construites sur l’eau. Hong Kong et Rio de Janeiro ont été taillées à même la montagne.
Rien dans ces villes n’a de naturel. Et pourtant, une fois le travail accompli, nous adoptons généralement une vision proche de l’immaculée conception
. Il était évident de bâtir une grande métropole mondiale à l’emplacement d’Istanbul — c’est la porte d’accès entre deux mers !
Peu importe qu’il ait fallu aplanir sept collines, construire des dédales de murs de soutènement et gagner plusieurs centaines d’hectares sur la mer.
Pourtant, lorsque le travail de construction urbaine n’est pas encore achevé, comme dans des villes en développement telles que Dhaka ou Lagos, nous sommes soudainement mal à l’aise6. Les commentaires sous les publications sur l’urbanisation de villes comme Bengaluru ou Shenzhen comportent systématiquement des messages d’indignation occidentale. Et si une ville est en train de naître dans un désert, comme Dubaï ou Riyad, mieux vaut simplement désactiver les commentaires.
Pourtant, les données archéologiques indiquent que les premières villes sont justement apparues dans des endroits qui ne se prêtaient pas vraiment à une installation humaine durable. Ce que nous appelons souvent le Croissant fertile — cette région du Moyen-Orient faite de vastes déserts et de vallées fluviales capricieuses, berceau des toutes premières cités — aurait tout aussi bien pu s’appeler le Croissant fragile7
. Dans un pays prospère où coulent le lait et le miel, il ne semble pas y avoir de véritable nécessité à bâtir des villes. Mais dans un monde où la survie dépend de la coordination et de l’échange, les villes deviennent absolument essentielles.
Bien sûr, toutes les villes n’ont pas besoin d’être issues d’une terraformation. Prenons Chicago — surnommée la métropole de la nature
par l’historien William Cronon8 —, située au cœur de ce qui allait devenir le centre industriel et agricole des États-Unis. On peut honnêtement estimer qu’il y aurait toujours eu une grande métropole à cet endroit. Mais fallait-il que ce soit Chicago ? Pourquoi la capitale du Midwest n’aurait-elle pas pu être Détroit, Indianapolis ou Milwaukee ?
Revenons à Sacramento que je connais mieux : il y aurait sans doute eu, dans tous les cas, une grande métropole au coeur de la Central Valley. Mais Benicia, Marysville ou Stockton auraient tout aussi bien pu jouer ce rôle, tout comme des dizaines de villes nées de la ruée vers l’or et aujourd’hui disparues9 . Pourquoi, alors, Sacramento est-elle devenue une grande ville ?
Je me moque souvent des applications contemporaines de la théorie de la Urban Growth Machine
. Il existe peut-être un univers parallèle où les choix de croissance et de développement guident réellement la politique urbaine dans les grandes métropoles américaines, mais ce n’est pas celui dans lequel nous vivons.
Pourtant, si l’on regarde les débuts de pratiquement n’importe quelle ville américaine, c’est exactement ce qui se passe10 . Des coalitions locales d’intérêts, financièrement investies dans la croissance démographique, rivalisent pour obtenir la reconnaissance, les infrastructures et les investissements nécessaires pour asseoir durablement cette croissance. C’est ainsi que naissent toutes les grandes villes.
Dans le cas de Sacramento, cela est passé par : (a) l’obtention du statut de capitale de l’État, (b) l’accueil de la foire de l’État, et (c) le fait de devenir le terminus occidental du chemin de fer transcontinental.
Malgré tous les défauts de Sacramento — et malgré les atouts de nos villes rivales — nous sommes devenus une grande ville, et, nos rivales, elles, ne l’ont pas été, parce qu’à un moment donné, notre machine de croissance urbaine
était mieux organisée que la leur.

Des histoires similaires se trouvent à l’origine de la plupart des grandes villes. Las Vegas est devenue une métropole mondiale parce que l’industrie touristique locale s’est structurée dans les années 1930. Atlanta est la capitale du Sud parce que ses promoteurs ont réussi à en faire le carrefour du réseau ferroviaire sudiste. Et, pour ce qui est de New-York, elle ne serait probablement jamais devenue la grande métropole du Nord-Est sans la construction du canal Érié.
Malgré toute l’attention portée à la planification
, les villes sont fondamentalement des processus émergents. Mais il ne faut pas perdre de vue que ces équilibres apparaissent, évoluent puis s’effondrent, influencés par des millions d’initiatives individuelles et ancrées localement. Aucune ville ne devrait exister, à priori. Elles existent parce que des personnes précises, à des moments précis, dans des lieux précis, confrontées à des contraintes spécifiques, les font exister par leur détermination.
Cet article est la traduction française d’une publication dont vous pouvez retrouver la version originale ici.
Notes :
- Plus précisément, dans le secteur sur-élevé coupé par Sutterville Road.
- Il s’agit d’un sujet à débat.
- Si l’on ne compte pas les visions psychédéliques de l’Atlantide.
- La ténacité remarquable des habitants de La Nouvelle-Orléans — et les événements tragiques de l’ouragan Katrina — leur ont valu le bénéfice du doute. Mais dites quelque chose de positif sur Houston, et vous recevrez un sermon digne de l’Ancien Testament sur la façon dont les Houstoniens défient Dieu et seront bientôt châtiés.
- Tout comme le statut de désert de Los Angeles, ceci est également soumis à débat.
- Pour ce qui est de Jakarta, parfois le travail n’est jamais terminé, et nous préférons tout simplement abandonner.
- J’ai appris cela grâce à l’ouvrage
Cities : The First 6,000 Years
de Monica L. Smith, que j’ai beaucoup apprécié. - Il est vrai que le discours autour de Chicago a toujours eu une qualité naturaliste. Il suffit de penser à l’École de Chicago, qui analyse la croissance des quartiers et leurs transformations comme on étudierait la compétition darwinienne pour des niches évolutives.
- Benicia a failli devenir la capitale de la Californie.
- Je me demande à quel moment les politiques de la
machine de croissance urbaine
laissent place à une simple politique de stagnation. Dans la plupart des villes des États démocrates, on sait que ce basculement a eu lieu quelque part entre les années 1960 et 1980. Mais pourquoi ? Et pourquoi les villes des États républicains n’ont-elles pas suivi cette trajectoire ?
Mieux comprendre cette transition est essentiel pour faire reculer l’hégémonie duNIMBY
(Not In My Back Yard).