Coby Lefkowitz est un urbaniste, promoteur immobilier, écrivain et consultant basé à New York. En 2021, il cofonde une société de développement immobilier, Backyard, spécialisée dans les projets de densification douce, visant à créer de nouveaux logements abordables par une implantation sur-mesure et une esthétique populaire. Auteur du livre Building Optimism, paru en 2024, il nous partage dans cet entretien ses principales thèses ainsi que sa vision d’un urbanisme tourné vers la beauté, la densité et la convivialité. Il revient également sur la crise du logement, les débats autour du gel des loyers et le mouvement YIMBY outre-Atlantique.
Vous parlez souvent de beauté. Pouvez-vous peut-être commencer par définir ce que vous entendez par beauté en matière d’architecture et d’urbanisme ? Qu’est-ce qu’une belle ville, un beau bâtiment ? Pouvez-vous nous des exemples ?
Je pense que la beauté est, fondamentalement, un ensemble de relations entre les personnes et les bâtiments, entre les personnes et les espaces. C’est un sujet un peu flou, difficile à saisir pour certains. Et à cause de cela, au cours du siècle dernier, malheureusement, elle est passée d’un concept perçu de manière assez objective — même s’il reste difficile à définir — à quelque chose de subjectif, voire de tabou, qu’on ne peut plus aborder parce que c’est tellement insaisissable, voire ineffable, que l’on se demande : Qui sommes-nous pour tenter de la définir ?
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Mais je pense qu’on peut la définir, et dans un certain sens, on peut probablement calculer ces relations. Je n’aborde pas cela sous un angle mathématique, même s’il existe beaucoup de recherches en cours dans le domaine des fractales en architecture pour essayer d’expliquer pourquoi certains lieux nous semblent plus ou moins attrayants.
Selon moi, c’est encore plus simple que cela : nous avons évolué en parallèle de nos habitats. Nous les avons façonnés pour répondre à nos besoins. Nous percevons les lieux qui sont davantage en harmonie avec cette évolution comme beaux, parce qu’ils sont plus ou moins humains.
Qu’est-ce que je veux dire par là ? Si vous regardez un village ou une ville traditionnelle, ce sont des lieux qui, dans leur composition, ne sont pas si différents de ceux dans lesquels nos ancêtres pouvaient vivre il y a un millier ou plusieurs milliers d’années. Il y a presque une forme de continuité qui permettrait de prendre quelqu’un du Amsterdam du XVIème ou XVIIème siècle et de le transposer dans le Paris du début du XIXème siècle. Bien sûr, la ville serait plus grande, avec des styles architecturaux et des formes différents, mais elle resterait globalement appréhendable, lisible.
En revanche, si vous prenez cette même personne du Paris du début du XIXème siècle et que vous la transposez dans la Brasília du milieu du XXème siècle, ce serait pour elle un lieu totalement illisible, incohérent, voire choquant, parce qu’il est en rupture avec le processus évolutif qui nous a fait évoluer en harmonie avec les villes que nous habitons.
Je sais que ce n’est pas une définition tangible. Ce n’est pas comme définir ce qu’est un livre ou une bouteille d’eau, mais je pense que c’est probablement ce qui se rapproche le plus d’une définition de la beauté.
Avez-vous un exemple précis en tête ?
Oui, l’exemple que j’utilise souvent est le suivant : quelque chose qui n’a pas besoin d’être décrit ni expliqué. Un temple bhoutanais est extraordinairement différent d’une maison mitoyenne à Saint-Louis ou à Pittsburgh mais les éléments fondamentaux de ces structures sont en réalité très similaires. D’abord, elles sont construites avec des matériaux naturels, et nous sommes, en tant qu’êtres humains, biophiles. Nous avons un lien inné avec la nature. C’est une composante importante de la beauté. Ensuite, il y a la symétrie : les fenêtres sont alignées. Si vous êtes dans une maison mitoyenne de Saint-Louis ou de Pittsburgh, elle est bien plus modeste qu’un temple bhoutanais, mais il existe malgré tout cette relation dont je parle à propos de la beauté, qui a du sens, de manière rationnelle. On y trouve aussi un certain niveau d’ornementation.
Lorsque l’on observe le Palais des Doges à Venise, on comprend instantanément qu’il s’agit d’un lieu d’une richesse extraordinaire, avec une beauté qui en découle et qui a été insufflée dans la structure du bâtiment, mais ces petites maisons mitoyennes peuvent aussi posséder une beauté liée à la proportion ou à la présence d’une simple corniche en fonte ornée, d’un détail au sommet de la façade. Peut-être qu’il y a un fronton au-dessus de la porte d’entrée. Peut-être, une série de pilastres le long de la façade.
Prenons Marrakech, La Paz ou même Kyoto : d’apparence, ces villes ont des allures très différentes, mais si l’on gratte un peu le vernis architectural, elles sont en réalité très similaires. Ce sont des villes essentiellement conçues pour la marche. Les relations entre les bâtiments et les rues sont fonctionnellement les mêmes.
Nous n’avons pas besoin que l’on nous dise ou que l’on nous enseigne que ce sont des endroits merveilleux, et je pense que c’est là le cœur même de la beauté. C’est un sentiment inné que nous avons, en tant qu’êtres humains, quand nous sommes dans un lieu que nous percevons comme beau, contrairement à certains endroits développés au cours du siècle dernier qui — à l’image de l’art moderne ou de l’avant-garde — exigent une grande connaissance préalable pour réussir à expliquer pourquoi on les aime, ou même pour rééduquer notre esprit à les apprécier.
La manière la plus simple de définir la beauté dans l’environnement bâti serait donc de considérer que cela peut être dit d’un lieu que l’on considère comme beau sans avoir à l’expliquer. C’est quelque chose que l’on ressent immédiatement.
Le courant moderniste français, que vous mentionnez dans votre livre, a participé à faire disparaître l’ornementation. On considère que c’est la conséquence d’un changement technique (l’essor du béton) et de la nécessité de réduire les coûts pour produire un grand nombre de logements après la guerre. Cet argument économique est encore largement utilisé aujourd’hui pour justifier une architecture moins dispendieuse. Mais l’ornementation est-elle vraiment si coûteuse ? Quel est le vrai coût de la beauté ?
En effet, l’ornementation a disparu dans certaines pratiques architecturales, en partie du fait de l’essor du modernisme français, et dans une certaine mesure, du modernisme américain. Aux États-Unis, Louis Sullivan est l’un des premiers architectes à concevoir des structures plus rationnelles. À l’origine, il s’agissait certes d’une réponse culturelle à ce qui avait précédé, mais aussi d’une évolution technologique, avec l’apparition des ascenseurs et des structures en acier, qui ont permis de repenser l’architecture d’une manière jusque-là inédite.
Ces premiers bâtiments modernistes de la fin du XIXème siècle et du début du XXème ressemblent d’ailleurs beaucoup à ce que nous considérons aujourd’hui comme des gratte-ciel ou des immeubles d’habitation traditionnels, parce qu’ils comportaient encore un certain degré d’ornementation. Il n’y avait pas encore ce rejet délibéré de l’ornement que l’on retrouvera plus tard dans le mouvement moderniste français et européen. Pour ces derniers, l’ornement a été totalement écarté pour des raisons socioculturelles. Et, du moins selon ma lecture, c’est assez rationnel.
Dans le contexte d’une Europe d’après Première Guerre mondiale, marquée par des horreurs sans précédent et inimaginables, à une échelle jusque-là inconnue, l’essor d’une architecture hyper-rationnelle n’est pas étonnant. Il s’agissait d’un rejet viscéral des excès et de la démesure — on pourrait dire la bacchanale — du monde d’avant-guerre, accusé d’avoir mené à ce désastre.
Ces architectes étaient, selon nos critères actuels, des personnes progressistes qui cherchaient à se détourner d’une société très inégalitaire et profondément régressive, responsable de cette abondance destructrice. Ils imaginaient un avenir plus éclairé. Quand on pense à la Première Guerre mondiale, aux conditions d’inégalités sociales et au sordide de certaines villes industrielles du XIXème siècle, on ne peut nier que le mouvement moderniste ait été animé par de bonnes intentions.
Le problème, selon moi, est apparu quand ces bâtiments ont ensuite été copiés. Il y a une grande différence entre faire concevoir votre bâtiment par Mies van der Rohe ou faire réaliser votre film par Steven Spielberg, et confier cela à un amateur. Et quand ce niveau de compétence se perd, et que cela passe entre les mains moins habiles d’un imitateur, c’est là que les choses commencent à mal tourner. Malheureusement, nous avons, depuis, continué dans cette voie.
Le modernisme était une école architecturale, tout comme l’Art Nouveau, le style Rococo, le style géorgien ou victorien, même si ceux-ci étaient peut-être moins cohérents. Et quand le modernisme est passé de mode, rien n’est venu le remplacer. Mais, en plus, nous avions alors perdu la capacité pour les autres membres de l’équipe
de participer. Nous avions perdu le savoir-faire des maçons. Nous avions perdu les couvreurs et les tailleurs de pierre hautement qualifiés capables d’insuffler une part de beauté dans la structure. Nous avons tout rejeté. Et une fois la rationalité sous-jacente et les principes directeurs du modernisme perdus, nous avons complètement perdu notre cap. C’est ainsi que nous nous sommes retrouvés avec des lieux qui semblent exister pour eux-mêmes, sans autre but.
Nous sommes les héritiers d’une pratique architecturale qui a perdu son sens original. L’ornement est souvent perçu comme un appendice, quelque chose qu’on ajoute à une structure, et à ce titre, il peut être considéré comme superflu. En tant qu’excès ou geste superfétatoire, il a été rejeté par le modernisme du XXème siècle. Mais en réalité, quand je pense aux meilleurs bâtiments, ce qui compte, c’est leur complétude — et sans ornement, ces bâtiments ne sont pas complets, ils semblent faux. Si vous voyiez quelqu’un marcher sans tête, vous diriez : Il y a quelque chose qui ne va pas
, non ? Je pense qu’il en va de même pour l’architecture. Si vous voyez un bâtiment sans corniche, sans mansarde ou sans toiture digne de ce nom pour couronner la structure, vous allez ressentir un manque.
C’est tout le sens de mon travail : m’assurer que l’ornement ne soit plus vu comme un élément décoratif superflu, simplement plaqué sur une façade, mais comme quelque chose qui remplit un rôle très important, au-delà de l’esthétique. Avoir une corniche est essentiel pour que l’eau ne s’écoule pas sur la façade, ne la tâche pas, et ne déloge pas les briques, l’enduit ou la maçonnerie. De la même manière, les encadrements de fenêtres ne sont pas là uniquement pour faire joli ; ils empêchent l’eau de pénétrer à l’intérieur. Même chose pour les colonnes, qui assurent un rôle structurel. L’ornement n’est pas un luxe superflu : c’est une composante essentielle de l’architecture.
En tant qu’urbaniste et promoteur, comment intégrez-vous le coût de la beauté et de l’ornementation ?
Il y a deux réponses à cela. La première relève d’une manière de penser à long terme, qui est malheureusement passée de mode — pour des raisons là encore assez rationnelles. On peut considérer le coût comme la dépense initiale d’un bâtiment, mais aussi comme son coût de maintenance sur le long terme. Si vous possédez un bâtiment pendant deux ans et que vous l’avez construit à bas prix, peu importe s’il commence à se dégrader au bout de deux ans. Ce n’est plus votre problème. On voit cela très souvent dans les banlieues américaines, où la durée de vie fonctionnelle d’un bâtiment est inférieure à 30 ans — en réalité, ils commencent même à se détériorer bien avant cela. Ils sont construits de manière très bon marché et bâclée. C’est là un coût bien réel.
Nous avons une culture fortement consumériste, où il semble normal de démolir et de passer à autre chose. Malheureusement, du point de vue d’un promoteur ou d’un investisseur, il est bien plus rentable de construire ou d’acheter, puis de revendre aussi vite que possible afin de gagner de l’argent rapidement et de réinvestir ce capital pour en tirer plus de profits.
La deuxième réponse, c’est que l’ornement n’est pas proprement ce qui rend les bâtiments plus chers. Bien sûr, cela ajoute un certain coût, mais ce n’est pas comme si nous étions en train de parer d’or les plafonds ou de recouvrir les façades de marbre. Il existe des moyens de rendre les bâtiments plus beaux sans recourir à des ajouts luxueux. Le véritable coût n’est pas tant monétaire que temporel. Et pour de nombreux projets ou de nombreux lieux, ce temps supplémentaire n’est pas envisageable, en raison des échéances des dettes foncières, des impôts à payer, et des frais à avancer.
Mais il existe des décisions très simples que l’on peut prendre, comme : ce bâtiment doit-il être implanté à 3 mètres de la rue ou directement en bordure ? C’est une question de design urbain, pas une question de coût. C’est juste une ligne sur un plan. Ces bâtiments doivent-ils faire 15 ou 60 mètres de large ? Selon mes estimations, environ 70 à 80 % de ce que nous percevons comme beau n’a que peu à voir avec l’architecture proprement dite. C’est essentiellement une question de relation entre la structure et le lieu. Le meilleur exemple est Tokyo : il y a très peu d’architecture réellement belle
à Tokyo — de nombreux bâtiments sont même de mauvaise facture — mais la ville dans son ensemble est extraordinairement attractive, car elle réussit 80 % de ce qui compte. Et c’est là l’essentiel. La plupart des lieux ne parviennent pas à cela.
Si on essaie ensuite de mettre en oeuvre une architecture et un design ambitieux alors on peut même atteindre des villes dont l’ensemble fonctionne à 90 %. Un bâtiment très simple peut bien fonctionner s’il a fait l’objet d’une attention aux détails : si ce n’est une grande corniche en fonte, peut-être une petite acrotère bien conçue qui donne un sentiment de complétude. Peut-être que les fenêtres sont bien encadrées, que le bâtiment n’est pas trop large, que les matériaux sont de qualité — sans même forcément être de la pierre. Et bien sûr, cela varie selon les régions, les contextes, les territoires.
Ce n’est donc pas vrai que quelque chose doit être cher pour être beau. Il existe des éléments plus ou moins coûteux, mais beaucoup de ces détails que nous considérons aujourd’hui comme luxueux étaient en réalité produits en série dans des usines à l’époque industrielle. Ce n’étaient pas forcément des éléments aussi artisanaux qu’on voudrait bien le croire.
Pensez-vous qu’une autre explication pourrait être que ce n’est plus la priorité des occidentaux d’investir dans leur maison et dans leur cadre de vie ? Dans certains pays d’Asie du Sud-Ouest, même lorsque les gens construisent leurs maisons avec des matériaux de récupération, ils prennent soin d’y ajouter des colonnes, des sculptures… Peut-être avons-nous développé, en Europe et aux États-Unis, une relation plus standardisée à nos maisons — ou du moins à leur aspect extérieur ?
Cela me fait penser au livre d’Alain Bertaud, Order without Design. Les bidonvilles de Jakarta ou de Bombay rencontrent bien sûr de nombreux problèmes, mais si on les étudie de près, on se rend compte qu’ils ont leur propre rationalité, et qu’il s’en dégage une grande fierté. Les habitants investissent tout ce qu’ils possèdent dans leurs maisons. En règle générale, dans les lieux où l’on n’attend pas grand-chose, les gens se sentent plus libres de faire ce qu’ils veulent. Cela leur permet de même un peu d’eux-même dans le cadre bâti qui les entoure — chose devenue quasiment impossible en Occident. Les bâtiments y sont bien trop chers. Nous avons perdu la culture qui nous faisait nous sentir contributeurs actifs de nos lieux de vie.
Vous évoquez aussi dans votre livre la notion de biais du survivant
. Pouvez-vous expliquer ce que cela recouvre et comment cela influence notre perception de la beauté ?
Les gens disent souvent : On ne construit plus comme avant. Regardez ces vieux bâtiments : comme ils sont robustes, imposants… ils ont traversé les siècles.
Alors que, comme nous l’avons évoqué, beaucoup de nos bâtiments modernes commencent à se détériorer au bout de 20 ou 30 ans, car sont très mal construits.
Il y a là une grande part de vérité, mais cela relève aussi du biais du survivant. Les bâtiments qui ont duré 100, 200, 500 ans l’ont fait pour deux raisons.
Premièrement, ils ont peut-être été exceptionnellement bien construits. Mais aussi — et je le souligne dans le livre — ils ont su susciter un attachement de la part du grand public, qui s’est donc mobilisé à travers les âges pour les préserver. Parce qu’un bâtiment, même très bien construit, s’effondrera s’il n’y a pas d’investissements réalisés pour son entretien.
Malheureusement, nous ne pouvons voir le passé qu’à travers un point de vue très étroit : celui des lieux qui existent encore aujourd’hui. Et cela fausse notre perception.
Pour revenir à la relation que les gens entretiennent avec leur logement, je voulais aborder avec vous la crise du logement que traverse la France — mais également les États-Unis. Elle touche principalement les jeunes, qui ne peuvent plus envisager d’acheter leur propre maison, même s’ils ont un emploi bien rémunéré. Ce manque de capacité à s’installer et à construire son foyer affecte aussi leur rapport au travail. Vous parlez souvent de la maison ouvrière du XIXème siècle, en soulignant les liens étroits entre logement et emploi. Pensez-vous que cela est encore d’actualité ?
Absolument. Je pense que dans les pays occidentaux, notre plus grand défi est l’accessibilité au logement. Tous les autres problèmes en découlent. Si une personne — et cela est vrai à tous les niveaux de revenus — ne peut pas se permettre d’avoir un logement, ou doit y consacrer une part démesurée de ses revenus, elle aura moins de temps et moins de ressources à investir ailleurs. Pour les revenus les plus faibles, cela peut vouloir dire faire des choix difficiles : envoyer ses enfants à l’école le matin ou les emmener avec soi à un entretien d’embauche, par exemple.
Il y a un livre formidable aux États-Unis intitulé Evicted (Expulsés) de Matthew Desmond, qui décrit très bien cette réalité. Une expulsion ne se produit pas seulement quand un locataire ne paie plus son loyer, mais aussi quand le propriétaire pense pouvoir trouver un meilleur locataire. C’est une question de compétition.
Pour les classes moyennes, voire supérieures, cela signifie devoir réorganiser entièrement leur vie et leur carrière autour de ce qu’ils peuvent raisonnablement espérer se permettre. À New-York, nous avons, malheureusement, perdu une grande part de créativité et de culture qui ne reviendra pas. Le futur réalisateur, l’artiste ou le chef cuisinier devient consultant. Je ne suis pas certain que cela apporte beaucoup de valeur à la société, mais ce qui est certain, c’est que nous perdons quelque chose d’essentiel quand cette entrepreneuse potentielle se dit qu’elle ne peut pas ouvrir sa boulangerie. Cela provoque des répliques économiques importantes. Certaines tentatives ont été faites pour quantifier cela de manière empirique : on parle de milliers de milliards de dollars de PIB perdus chaque année, même si je n’ai pas les chiffres exacts en tête.
Alors comment y remédier ? Je me tourne vers le XIXème siècle, à l’époque des pavillons modèles construits en zone urbaine pour aider notamment les classes ouvrières et moyennes. Je pense que la plupart du temps, lorsque l’on parle de crise du logement, on a tendance à ne penser qu’aux plus faibles revenus — ce qui est important — mais, aux États-Unis en tout cas, nous allouons déjà beaucoup de fonds fédéraux et étatiques à ces publics.
Un enjeu plus important, selon moi, concerne les enseignants, les pompiers, les concierges, les éboueurs. Ces personnes ne peuvent plus se permettre de vivre en ville, et nous ne prévoyons rien pour elles, car on suppose qu’elles gagnent juste assez
pour ne pas avoir besoin d’aide — alors qu’en réalité, elles ne gagnent pas assez.
Je pense que nous devons revenir à un modèle où le secteur privé, en coordination avec le secteur public, se tourne vers ces ménages de la classe moyenne et ouvrière en disant : Nous allons construire pour vous une offre de logement abordable et de qualité, que vous pouvez raisonnablement vous permettre, en fonction d’un certain pourcentage de vos revenus annuels
. Peut-être 30 % du revenu annuel, peut-être 35 %, il ne faut pas sacraliser un chiffre abstrait, mais il y a des seuils réalistes à mettre en place.
Et, tout comme les réformateurs sociaux du XIXème siècle, nous devons bâtir des lieux dont on peut être fier, où l’on peut élever une famille. La question que se posent les jeunes, de fonder ou non une famille, est aujourd’hui un énorme défi pour les grandes villes occidentales, car celles-ci n’arrivent plus à leur proposer autre chose qu’un T1. Je pense que c’est le grand défi du XXIème siècle : fournir une offre de logement abordable au sein des grandes villes pour que les gens puissent y vivre, ce qui aura un impact direct sur leurs carrières, leur vision de la vie, et leur désir de fonder une famille.
À New-York, il y a le plan City of Yes
. Où en est-on ? Et j’ai vu qu’un des candidats aux prochaines municipales propose un gel des loyers : est-ce une bonne idée ?
Le plan City of Yes
est une avancée dans la bonne direction, mais ce n’est pas un grand pas. C’est, à mon avis, une démarche qui reste assez prudente et conservatrice. Et ce n’est pas la faute du gouvernement actuel ou des membres du conseil municipal qui ont travaillé dur pour qu’il soit adopté. Il y a simplement beaucoup d’intérêts contradictoires qu’il est difficile de concilier. C’est une bonne initiative, mais le programme prévoit la construction de 80’000 logements sur les dix prochaines années à New York. Cela représente donc 8’000 logements par an, en plus de ce que nous construisons déjà actuellement. Honnêtement, ce n’est pas suffisant. New-York compte 3,7 millions de logements. En pourcentage, cela représente donc seulement 0,1 % de notre parc immobilier. Une ville en bonne santé devrait renouveler 4 %, 5 %, voire 6 % de son parc chaque année, sinon plus. Et les villes américaines sont très en retard de ce point de vue là. Je vois donc ce plan comme une bonne base pour engager d’autres avancées à venir et convaincre d’autres villes d’aller en ce sens.
En ce qui concerne les loyers, qui sont le grand sujet du moment : je ne mentionnerai pas les candidats spécifiquement, mais je vais parler du problème de manière générale. Ce débat existe depuis des siècles et il continuera de nous diviser dans des siècles. Le contrôle ou le gel des loyers est une mesure fondamentalement imparfaite et idéaliste, bien que bien intentionnée. C’est probablement la politique du logement la plus destructrice qu’une ville puisse adopter tout en ayant l’apparence du progressisme. Évidemment, exception faite d’une politique de démolition de tous les bâtiments d’une ville — ce qui serait, vraiment, une très mauvaise politique; d’ailleurs expérimentée aux États-Unis au milieu du XXème siècle avec le renouvellement urbain. L’intention derrière le gel des loyers est d’aider les personnes les plus vulnérables, car les loyers augmentent bien plus vite que les revenus et de nombreux foyers se trouvent expulsés des centres villes — ce qui est, sans aucun doute, un enjeu majeur.
Mais geler les loyers revient à mal comprendre l’équilibre économique d’un immeuble. Que veux-je dire par là ? Il existe ce mythe selon lequel les propriétaires seraient des rentiers cupides vivant dans une position de rente, et que la majorité des loyers sert à enrichir le capital. Selon cette vision, si l’on fige les loyers ou qu’on les plafonne, l’État peut alors récupérer cet excès de capital qui va aujourd’hui aux méchants propriétaires. C’est une idée séduisante. Mais quiconque gère réellement des logements sait qu’il y a de nombreux coûts et qu’ils sont inévitables : les taxes, les assurances, l’entretien courant, la collecte des déchets, etc. Sans parler des dettes contractées pour acheter des immeubles devenus très chers. De ce fait, les rendements dans l’immobilier locatif aux États-Unis sont la plupart du temps à peine à l’équilibre, parfois déficitaires ou, dans le meilleur des cas, autour de 3 à 5 %.
Dans certaines villes, les rendements sont plus élevés car les coûts d’exploitation sont plus faibles. Fait intéressant : ces villes sont aussi parmi les plus abordables. À Detroit, par exemple, on peut obtenir des rendements de 10 ou 11 %. À New York, ce n’est pas possible. On parle plutôt de 2 ou 3 %, si l’on est chanceux. Alors que se passe-t-il quand on fige les loyers ? Cette marge déjà très fine disparaît. Et alors on reporte l’entretien du bâtiment. C’est exactement ce qui s’est produit ces dernières décennies à New York, et cela s’est encore accéléré ces cinq dernières années. Il s’agit de l’un des rares sujets sur lesquels les économistes sont d’accord : le contrôle des loyers est néfaste, et le gel des loyers l’est tout autant.
On sait, de manière empirique, comment créer une offre de logements plus abordables. Et ce n’est pas en supprimant les marges de sécurité qui permettent aux bâtiments de tenir debout. Car si on les supprime, ces bâtiments tomberont — comme cela s’est produit à New York dans les années 70, ou ailleurs dans le monde. On le voit notamment en Europe de l’Est dans les économies dites stabilisées
.
Le mouvement YIMBY américain commence à se faire entendre, et plusieurs livres viennent de paraître sur la crise du logement. Peux-tu nous parler de la situation aux États-Unis ?
Il s’agit d’une crise d’ampleur nationale. Je n’ai pas les chiffres exacts, mais un graphique très partagé il y a quelques années montrait que dans 97 % des Etats, le loyer médian était supérieur à ce que pouvait se permettre le salaire médian. Cela n’affecte donc pas uniquement le littoral — même si le phénomène y est accentué — mais bien tout le pays.
Qu’est-ce que le mouvement YIMBY ? Pour résumer : construisons plus de logements, car c’est fondamentalement un problème d’offre et de demande
. C’est une logique que l’on comprend facilement pour les oranges ou les livres : s’il y a une pénurie artificielle d’un bien, les prix montent. On accepte ce raisonnement dans tous les domaines sauf pour le logement. Les YIMBYs l’ont bien identifié et proposent donc de construire plus et ils ont raison.
Mais le mouvement a récemment aussi fait l’objet de critiques que je ne trouve pas totalement injustifiées. Je suis philosophiquement aligné avec les YIMBYs, mais je suis l’un des rares urbanistes américains à dire qu’il faut aussi peut-être écouter les préoccupations de ceux qui s’opposent à la construction. On part souvent du principe que les NIMBYs (ceux qui s’opposent à la densification) sont racistes, élitistes ou anti-pauvres. Mais je ne pense pas que ce soit juste. Quand on leur parle, on se rend compte que c’est un groupe très hétérogène. Il ne s’agit pas uniquement de propriétaires blancs aisés. Les choses sont toujours plus complexes. La plupart de ces gens sont simplement inquiets parce que leur quartier n’a pas changé depuis 60 ans, du fait du zonage restrictif et des règlements d’urbanisme, et ils trouvent qu’un nouvel immeuble de 7 étages serait un changement trop brutal. Ils trouvent cela laid, inadapté au cadre de vie du quartier.
C’est amusant, car presque tout le monde aux États-Unis ressent ces choses, même sans avoir les mots pour les exprimer. Les gens s’inquiètent de la mauvaise qualité de ce qui sera construit, ce qui est légitime vu que ce qui a été construit ces dernières années est effectivement de mauvaise facture. Ils se soucient honnêtement de la qualité de leur environnement. Ils avaient une image précise de leur quartier en y emménageant, et craignent le changement, se sentent lésés. Ce sentiment est compréhensible.
Mais c’est aussi une illusion : on a fait croire aux gens que leur quartier ne changerait jamais, ce qui est anti-historique. Les villes ont toujours évolué. Et surtout, c’est une nécessité : si nous n’améliorions jamais les rues, si on ne rénovions jamais les bâtiments, nous vivrions encore dans des cabanes au bord de chemins de terre. Et ces cabanes elles-mêmes ont été, en leur temps, une amélioration, une évolution. Les lieux doivent pouvoir évoluer, et nous avons échoué à expliquer cela aux citoyens.
Dans ce contexte, penses-tu que le mouvement YIMBY devrait parler davantage de beauté ?
Je pense que c’est le levier le plus puissant. On me traite souvent de naïf mais ce n’est pas naïf, si l’on prend la peine de parler aux gens. Les militants et chercheurs prétendent représenter l’intérêt général, mais ils oublient souvent d’aller discuter avec les habitants. Or, si tu parles aux gens, ils te diront : Ça ne me dérange pas ce nouvel immeuble de trois étages, s’il est joli, qu’il a une boutique au rez-de-chaussée et que mon ami peut y trouver un logement avec son enfant.
Voilà quelque chose qui apporte au quartier. J’ai pu constater cela partout aux États-Unis. Des gens qui paraîtraient, à priori, comme des opposants à la construction mais qui y sont en réalité favorables si ce qu’on leur propose est perçu comme un apport positif à leur environnement.
Même dans des villes réputées hostiles à tout changement, les gens aiment les choses nouvelles et belles.
Prenons Santa Barbara, en Californie. C’est un endroit magnifique. Bien sûr, il bénéficie d’atouts naturels : la côte, les montagnes. Mais l’architecture y est aussi particulièrement distinctive. Il n’est donc pas évident d’obtenir un permis de construire, le processus est long et donc, coûteux. Mais c’est l’un des lieux les plus aimés des Américains. Pourquoi ? Grâce à son architecture. Personne ne connaît Ventura ou Oxnard située à quelques km et qui possèdebt des avantages naturels comparables, voire supérieurs. C’est donc bien autre chose qui se joue. Santa Barbara est souvent vue comme un bastion NIMBY, opposé à la construction. Mais ce n’est pas vrai. Ils acceptent simplement un certain type de construction, en accord avec l’esthétique du lieu.
Les promoteurs nord-américains ont oublié que les villes les plus chères des États-Unis sont aussi celles qui ont la meilleure architecture et le meilleur maillage de rues. Ces promoteurs ont du succès malgré cela car la crise est telle que les gens prennent ce qu’ils trouvent, faute de mieux.
Un mot de la fin ?
La beauté est une dimension essentielle, et les gens la reconnaissent instinctivement. C’est pour cela que l’on visite Paris et pas Milton Keynes. Nous sommes face, par ailleurs, aujourd’hui, à un immense défi du logement dans les villes du monde entier, notamment en Occident. Pourquoi ne pas faire se rencontrer ces deux constats — l’amour des gens pour la beauté d’un côté, et le besoin urgent de logements abordables de l’autre ?
Je pense que l’une des meilleures politiques de logement que l’Amérique pourrait adopter au niveau fédéral serait de planifier la construction de plusieurs nouvelles Paris, de nouvelles Vienne, ou encore d’Hoi An ou de Kyoto. Les villes ont toujours été en compétition. Et nous nous sommes endormis sur nos lauriers, à force de tout restreindre. Ouvrons la compétition. Attirons les gens par l’abordabilité, la beauté, la qualité de vie, le dynamisme, les opportunités. Ayons une mentalité d’abondance : oui à tout.
Oui, construisons avec beauté. Oui, construisons beaucoup. Oui, construisons à prix raisonnables. Oui, oui, oui. C’est ce que j’appelle dans mon livre le romantisme pragmatique
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