L’élément clé de la bonne fabrique urbaine

Perspectives
Publié le 04/07/25
Mis à jour le 04/07/25
14min de lecture
L’élément clé de la bonne fabrique urbaine
Coby Lefkowitz | The Single Most Important Element In Creating Good Cities

Une rue étroite et magnifique à Barcelone, Espagne

Si la largeur des rues va, (presque) tout le reste va.

Dans la vie, il est important de se fixer des objectifs. Et cette année, le mien est de convaincre les urbanistes — et idéalement le grand public — que la conception urbaine tient en une idée clé : les emprises publiques (Right of Ways) sont le facteur unique le plus influent dans la manière dont les gens vivent l’environnement bâti.

Une emprise publique (Right of Way ou ROW) est le terme technique désignant l’espace entre deux limites de propriété se faisant face sur un pâté de maisons. Plus précisément, cela inclut la chaussée, les trottoirs, les espaces verts ou pelouses sur le domaine public et parfois même une portion de l’espace privé de chaque parcelle. Nous allons élargir cette définition pour qu’elle désigne l’ensemble de l’espace compris entre deux façades de bâtiments. Bien qu’il soit plus simple de dire  largeur de la rue , ce terme n’inclut ni les trottoirs ni les retraits frontaux, ce qui est un peu insuffisant pour notre propos — surtout en Amérique du Nord, où de nombreuses maisons possèdent de petits jardins ou pelouses entre leur porche et la rue.

Voici donc quelques définitions de base :

  • Largeur de la rue : d’un trottoir à l’autre (bord de trottoir à bord de trottoir)
  • Emprise publique (Right of Way) : de façade de bâtiment à façade de bâtiment


Coby Lefkowitz | The Single Most Important Element In Creating Good Cities
Schéma d’emprise publique de la ville de Centennial, Colorado

Pourquoi les emprises publiques sont-elles le facteur le plus important pour créer de bonnes villes ? Parce qu’elles structurent entièrement notre sentiment d’appartenance à un lieu. Tout le reste — l’architecture, les parcs, les musées, les concerts improvisés en plein air, les salons de coiffure — est soumis aux limites classiques de son propre domaine. Bien que l’on ne la remarque presque jamais, sans scène, les acteurs ne peuvent pas jouer. Il en va de même pour le ballet de la vie urbaine  : les emprises publiques sont les fondations à partir desquelles tout le reste émerge. C’est pourquoi il est crucial de bien les concevoir — et d’autant plus surprenant qu’on leur ait accordé si peu d’attention jusqu’à présent.

Lorsqu’une emprise publique est trop large, on se sent petit et exposé. Et ce ne sont pas des sensations agréables. Mais rendre l’emprise trop étroite est également une erreur, car cela peut provoquer une sensation de claustrophobie. Plus concrètement, les espaces trop exigus portent plus facilement les stigmates d’une mauvaise gestion publique : quand le nettoyage des rues est négligé, les déchets s’accumulent, et des odeurs d’origine incertaine (et qu’on préférerait ne jamais connaître) flottent bien plus près qu’il ne serait souhaitable pour notre confort.

En Amérique du Nord, les emprises publiques surdimensionnées sont endémiques ; nous allons donc surtout nous concentrer ici sur la manière de les réduire. Cela permet d’accomplir plusieurs choses importantes.

Les voitures vont trop vite ? Réduisez la largeur des voies, et observez les excès de vitesse disparaître. Les conducteurs roulent à la vitesse à laquelle ils s’estiment en sécurité, indépendamment des limitations affichées. Nous n’avons pas besoin de chiffres imprimés sur de l’aluminium pour savoir qu’on peut rouler plus vite sur une autoroute que sur un petit chemin de campagne sinueux.

Votre ville vous semble ennuyeuse ? Quand la majeure partie de l’espace est consacrée à de larges rues et à des pelouses inutilisées, il reste peu de place pour autre chose. Il n’est pas étonnant que l’ambiance devienne morne, seulement interrompue par les coups de klaxon stridents et les rugissements de moteurs. Les villes ne sont pas bruyantes ; ce sont les voitures qui le sont.

Vos rues sont trop chaudes l’été ? Tout cet asphalte agit comme un aimant à soleil, emmagasine la chaleur et fait grimper les températures de manière significative. C’est ce qu’on appelle l’effet d’îlot de chaleur urbain, un phénomène oppressant ressenti de façon aiguë dans les métropoles de la Sun Belt, où de vastes surfaces pavées transforment les passants en poulets rôtis au soleil. Bien que je sois un fervent défenseur des arbres d’alignement, planter des arbres reste largement vain si des milliers de mètres carrés de chaussée restent à découvert. Des terre-pleins centraux plantés peuvent aider à atténuer cet effet, mais pas entièrement.

Plus fondamentalement encore, réduire les emprises publiques procure un sentiment d’encadrement spatial ou  d’enclosure . Qu’est-ce que cela signifie ? C’est avant tout une question d’échelle et d’agrément. Plutôt que la vulnérabilité induite par de larges emprises, des lieux bien définis nous mettent à l’aise, comme si nous étions délicatement enveloppés. En passant de l’immense au modéré, les rues cessent d’être des infrastructures hostiles pour devenir des  pièces à ciel ouvert  qui offrent de l’abri, favorisent le commerce et façonnent l’expérience.

Les gens sont bien plus enclins à marcher dans une ruelle ou à entrer dans une boutique si l’espace est à l’échelle du piéton. Les moments de spontanéité surviennent rarement sur les artères à six voies à la périphérie de la ville — car peu de gens souhaitent s’y promener (et souvent, il n’y a même nulle part où aller). Mais ils se produisent presque à coup sûr dans les passages animés des cœurs historiques qui invitent naturellement les gens à s’y aventurer.


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Une emprise publique trop large où peu de gens se sentent les bienvenus en dehors de leur voiture

Pourquoi gravitons-nous naturellement vers les espaces clos ? C’était un impératif de notre processus d’évolution. Au sein des vastes savanes ouvertes, nos ancêtres avaient bien des raisons de se méfier de leur environnement. Un lion par-ci, une meute de loups par-là, une autre tribu embusquée au détour d’un sentier… Être à découvert, c’était devenir une cible, sans possibilité de rapidement se mettre en lieu sûr. Bien que nous soyons désormais (pour la plupart) à l’abri des dangers auxquels nos ancêtres faisaient face, cette réaction primitive ne nous a jamais vraiment quittés.

Petit exercice pour illustrer ce principe : imaginez que vous pouvez choisir votre place en premier dans un restaurant. Où iriez-vous vous asseoir ? Pour la plupart des gens, la réponse est évidente : la banquette dans le coin, le dos au mur, face à l’entrée. Nous sommes paramétrés pour scruter ce qui se passe devant nous, sans risquer qu’un danger surgisse dans notre dos. Et nous n’avons probablement pas envie de nous asseoir avec ceux qui choisissent le milieu de la salle, le dos tourné à la porte — pour plus d’une raison.

En tant qu’êtres humains, nous sommes des êtres thigmotactiques : nous aimons longer les bords et nous adosser aux murs des pièces, des bâtiments, des rues ou des places. L’urbaniste Jan Gehl a conduit une observation bien connue, de cet instinct grâce à une étude des piazzas italiennes, puis de plusieurs autres villes à travers le monde. Du fait de qu’on appelle aujourd’hui l’effet de lisière (edge effect), Gehl a systématiquement constaté que les gens se regroupent aux contours des espaces publics. Étude après étude, il a relevé que les gens se tiennent rarement (ou s’assoient, quand il y a des bancs ou des rebords) dans des zones ouvertes et sans protection. Nous restons près des bords parce que notre cerveau y perçoit une protection, notre corps y trouve du confort, et notre esprit les juge attrayants. Il faut comparer cela à l’étendue morne des places nues et des larges rues de Brasilia où il n’y a ni abri, ni stimulation, ni confort.


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Effet de lisière à Ascoli Piceno, Italie (Gehl 2011, p. 148)


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Praca dos Tres Poderes, Brasilia, l’un des espaces publics les moins confortables au monde

Nous pouvons — et devons — appliquer ces observations issues de la conception des parcs et des places aux voiries elles-mêmes. S’il est facile de comprendre comment le faire sur la principale rue commerçante, je pense que beaucoup d’urbanistes négligent la faisabilité et l’importance d’appliquer ces mêmes principes dans les quartiers résidentiels. L’idée selon laquelle les zones pavillonnaires (et même à usage essentiellement mono-fonctionnel) seraient incompatibles avec un urbanisme de qualité est catégoriquement fausse. Certaines des rues les plus charmantes au monde, de Marbella à Bergen en passant par Osaka, sont à vocation résidentielle.

Les banlieues pavillonnaires récentes en Amérique du Nord faussent notre perception de ce qui est possible, alors que nous avons des exemples remarquables à suivre : Charleston, le Vieux-Québec, Philadelphie ou Newport, pour n’en citer que quelques-uns. Tant que le front bâti est continu, que la canopée d’arbres est présente, et que les emprises publiques (Right of Ways) ne dépassent pas 18 mètres (idéalement entre 6 et 12 mètres, pour préserver une échelle humaine), n’importe quelle rue résidentielle peut devenir exemplaire. L’architecture de qualité joue sans doute un rôle important dans la définition de notre perception de ces quartiers, mais là encore, c’est grâce à la scène que fournissent les emprises publiques. Après, c’est sûr que c’est encore mieux s’il y a une belle perspective pour parachever la vue.


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Une rue résidentielle à Charleston avec une emprise publique étroite et une perspective fermée. Cet espace ressemble davantage à une pièce extérieure qu’aux rues auxquelles les Américains de l’après-guerre sont habitués


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Rue résidentielle composée de maisons individuelles à Marbella, en Espagne

Il ne s’agit pas seulement d’esthétique, de commerce, de sentiment de sécurité ou de réaction basique (même si cela devrait suffire !). Des emprises publiques plus étroites sont également meilleures pour la santé financière des villes. En réduisant la surface que les services municipaux d’entretien et de transport doivent gérer, les municipalités réalisent des économies significatives. Il y a bien moins de nids-de-poule à réparer, et beaucoup moins de surface à reprendre, dans une rue de 6 mètres de large que dans une rue de 30 mètres de large. Et si cela réduit les capacités de circulation, la voirie centrale doit être optimisée pour accueillir les personnes en priorité et non les voitures.

De l’autre côté du bilan, les recettes fiscales sont très souvent plus élevées dans les lieux mieux  cadrés , car ils attirent davantage de monde et regroupent les usages productifs. Les recettes fiscales de vente augmentent, les valeurs foncières s’envolent, et la vitalité s’accentue. Pour les municipalités, cela peut générer un véritable cercle vertueux maîtrisé :

  1. Réinvestissement des recettes fiscales dans la qualité du lieu.
  2. Développement progressif à partir du noyau, en concentrant les efforts. Ne vous laissez pas décourager par les nombreux intérêts concurrents dans la ville, restez fermes sur ce point. Bien que ce soit extrêmement difficile politiquement, ce choix portera ses fruits sur le long terme, car un centre plus attractif et productif apportera bien plus d’avantages que des interventions sporadiques et diffuses au résultat dilué.
  3. Constat d’une augmentation des recettes fiscales et des valeurs foncières. Recommencer à l’étape 1.

En période de prospérité, les élus locaux ne doivent ni sombrer dans la décadence, ni oublier ce qui les a conduits à leur situation florissante. L’investissement dans le cœur de ville doit rester la priorité, car les acquis peuvent disparaître rapidement.

Mais que peuvent faire les villes qui ne bénéficient pas d’un centre historique avec des rues étroites pour amorcer ce cycle ? Une des études de cas les plus encourageantes vient de Lancaster, en Californie — une ville largement étalée et organisée autour de l’usage de la voiture. L’artère principale de la ville, une rue asphaltée de cinq voies, a été transformée en un boulevard vert en 2010, connaissant ainsi une véritable métamorphose en seulement 8 mois — bien moins que le temps nécessaire à l’approbation de petits projets ailleurs dans l’État !

Pour un coût de seulement 11,5 millions de dollars, cette intervention a généré plus de 273 millions de dollars de retombées économiques en une décennie. Sur neuf pâtés de maisons au cœur de la ville, 50 nouvelles entreprises, un parc et un musée ont vu le jour. Voici un extrait d’un article du journal Public Square à propos de cette transformation :

 Lancaster BLVD représente bien plus qu’un simple réaménagement de rue, car son impact s’est fait ressentir dans tout le secteur. Plus de 800 emplois permanents ont été créés, en plus de 1’100 emplois temporaires dans la construction pendant la Grande Récession. Un peu plus de 800 logements ont été construits ou rénovés ; plus de 10’700 mètres carrés de surface commerciale ont été bâtis ou réhabilités. Les recettes fiscales du centre-ville ont augmenté de 96 % par rapport à la même période en 2007, l’année précédant les efforts de revitalisation. 

Ces résultats sont tout simplement extraordinaires. Même si les chiffres parlent d’eux-mêmes, je me permets une question : si une ville peut être transformée de manière aussi radicale par une intervention ciblée sur seulement neuf pâtés de maisons, quels autres succès pourraient être accomplis à une échelle plus large, dans tout le pays ? Quel épanouissement collectif (et quelle réussite économique) laissons-nous ainsi de côté ?


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La transformation remarquable du boulevard Lancaster

L’évolution de Lancaster s’inscrit dans une tendance plus large d’interventions appelées  road diets  (régimes routiers). Un road diet fait exactement ce que son nom suggère : il réduit l’espace dédié aux voitures pour le réallouer à d’autres usages, comme des voies de bus et pistes cyclables, des îlots piétons, des retraits de trottoirs (bump-outs), des trottoirs élargis, ou des terre-pleins plantés. L’objectif est d’améliorer la sécurité et l’accessibilité pour tous, pas seulement pour les voitures.

Même si je soutiens les road diets comme une amélioration par rapport au statu quo, je considère qu’ils ne vont pas assez loin, car ils ne traitent pas pleinement les problèmes d’encadrement et d’échelle. Une emprise publique (Right of Way) de 30 mètres de large bordée par des constructions de 7,5 mètres de haut offre un ratio hauteur/bande passante de 1:4. Pour être un peu technique, j’ai le sentiment que tout ce qui dépasse un ratio de 1:2,5 perd ce sentiment d’encadrement.

Inversement, si le ratio bascule trop dans l’autre sens, cela peut rapidement devenir inconfortable. Certains lecteurs penseront sans doute à l’infâme cité fortifiée de Kowloon, mais beaucoup d’autres lieux présentent des ratios hauteur/largeur de rue étonnamment élevés. Les fameuses ruelles étroites et en escalier de Gênes, appelées Carrugi, ont été conçues pour se protéger du soleil, du vent, et même des pirates. Quelle meilleure défense contre les envahisseurs que des espaces resserrés et faciles à défendre ?

Cependant, les habitants et visiteurs contemporains sont souvent moins séduits par ces ruelles étroites. Certaines font moins de 60 cm de large ! Dans le centre historique, de nombreuses ruelles ne dépassent pas 2 à 2,5 mètres, ce qui donne des ratios hauteur/largeur allant de 8:1 à 10:1. Même sur les rues les plus larges, le ratio favorise encore la hauteur des bâtiments par rapport à la largeur de la rue — un cas unique dans nos schémas urbains contemporains.

Malgré une emprise publique assez large (environ 30 mètres), Las Ramblas à Barcelone est largement reconnue comme l’une des meilleures promenades piétonnes du monde. Son ratio varie entre 1:2 et 1:1,25. Avec une canopée d’arbres quasi continue, des kiosques commerciaux, des mosaïques et carrelages raffinés au sol, un mobilier urbain cohérent, et une architecture superbe, il n’est pas étonnant que cette rue soit l’une des destinations touristiques phares en Europe.


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Las Ramblas, l’une des rues les plus connue et appréciée au monde, principalement grâce à une emprise publique bien proportionnée

Pour les villes vraiment très ambitieuses, puis-je vous suggérer quelque chose de plus révolutionnaire encore : construire des bâtiments au milieu des emprises publiques et voiries trop larges.

Je suis désolé de vous titiller, cher lecteur, mais je ne développerai pas ce sujet dans cet article. Nous y consacrerons un prochain article dédié. J’ai besoin d’encore un peu de temps pour affiner mon propos mais ce que je peux déjà vous dire c’est qu’il s’agit très probablement de la meilleure façon de libérer nos villes de leur dépendance à la voiture et de l’appauvrissement.

S’il n’existe pas de solution miracle en urbanisme, redimensionner les emprises publiques est sans doute ce qui s’en rapproche le plus. Pour améliorer une ville, il faut commencer par ses rues. Et si nous pouvions associer cette politique du  Right of Way First  à seulement trois autres principes de design urbain pour tendre vers une forme urbaine idéale en quatre étapes ou moins, ce seraient :

  • Des parcelles plus étroites ;
  • Autoriser la mixité d’usage de manière automatique ;
  • Planter et entretenir autant de végétation que vos jardiniers locaux exigent. Puis faites le double.

Mais rappelez-vous, la scène est ce qui vient en premier. Les emprises publiques sont le facteur le plus déterminant pour qu’une ville soit agréable ou non. Il faut corriger leur rôle dramatiquement sous-estimé pour la prospérité collective. Peu de règles d’usage du sol ont autant d’effets secondaires de second, troisième et n-ième ordre. Pour toutes ces raisons, et bien d’autres encore, il est crucial que les villes nord-américaines y accordent une attention toute particulière.

Si nous faisons les choses correctement avec les emprises publiques, presque tout le reste a une chance de bien se passer aussi.

En avant vers un monde meilleur.