La question de quelles sont les meilleures villes n’est-elle pas finalement un simple concours de popularité dont les grandes gagnantes sont d’une magnifique simplicité ?
Les bâtisseurs de nos villes doivent devenir plus vulgaires. Oui, c’est une provocation, mais je ne l’entends pas au sens moderne du terme (manque de raffinement ou de bon goût). Je plaide plutôt pour un retour à la racine étymologique : vulgus — le peuple, les masses. Les promoteurs, les urbanistes, les théoriciens, les architectes et les métiers associés doivent se concentrer davantage sur des constructions qui plaisent à la population1. Les architectes, en particulier, ont beaucoup à se reprocher.
En tant qu’initiatrices de notre environnement bâti, les velléités des architectes (lorsqu’elles parviennent à être mises en œuvre) exercent un pouvoir immense sur la vie de millions de personnes. Nous sommes intimement et inévitablement affectés par le monde qui nous entoure. Et, chose unique parmi les arts, l’architecture est le seul art auquel on ne peut pas échapper. C’est pourquoi la conception des bâtiments doit être particulièrement attentive aux effets et à la réception de ces derniers par le grand public.
L’architecture ne peut pas — et ne doit pas — être un exercice d’expérimentation. Pas plus que la neurochirurgie. N’oublions pas la nature de ce dont il s’agit. Nous passons la quasi-totalité de notre vie dans des bâtiments, qui exercent, sur nous, une influence totalisante. Nous devons les traiter avec le même soin que les autres forces ayant un impact comparable. Un bâtiment, comme un cerveau, est une chose remarquable et sensible. Et comme pour le cerveau, si on le déforme, le corrompt ou le sectionne sans prudence, les choses tournent mal. Parfois très mal.
La question essentielle est donc la suivante : comment l’architecture en est-elle arrivée là ? Feuilletez la plupart des traités d’architecture rédigés avant le XXème siècle, et vous constaterez que les praticiens semblaient faire une fixette curieuse sur un mot de six lettres encore plus étrange : beauté. La beauté n’était pas seulement considérée comme un objectif final à atteindre, mais plutôt comme une vertu procédurale qui imprégnait tous les aspects du travail de l’architecte. Les fruits de cette vertu sont encore visibles aujourd’hui, dans des constructions allant de modestes chaumières et abris de cochers2, aux grands édifices religieux, campus universitaires et hôtels de ville.

Avec la montée du modernisme au début du XXème siècle, la beauté, en tant que vertu capable d’orienter, de guider la pratique architecturale, a été rejetée. Ce mouvement a écarté l’ornement, le contexte, la virtuosité et l’âme, considérés comme les vestiges superflus d’un passé décadent marqué par les inégalités, la violence, l’ignorance et la corruption. L’architecture, disaient ses partisans, devait être rationnelle, fonctionnelle et honnête. Ils ont tiré parti des nouvelles méthodes de construction pour donner forme aux maximes désormais célèbres : l’ornement est un crime
, la forme suit la fonction
et moins, c’est plus
.
Comme l’a décrit avec esprit Tom Wolfe dans sa critique posthume du mouvement3, la discipline a dégénéré en un jeu de quête de reconnaissance entre architectes, marqué par un rejet orgueilleux (voire pompeux) des désirs tant des citoyens, que des maîtres d’ouvrage et des pouvoirs publics. Les architectes d’alors furent les dieux blancs
— redevables à eux seuls. Quoi que l’on pense du mérite artistique des bâtiments de cette époque (j’ai mon avis personnel), on ne peut leur retirer le fait qu’une vision cohérente guidait leur main, rendant les bâtiments construits, au moins intelligibles dans leurs objectifs.
Mais après des décennies de suivi de ces préceptes, l’enthousiasme des praticiens s’est émoussé. Il fallait réinventer l’architecture : quelque chose qui transcende le fonctionnalisme mécanique (un retour aux formes traditionnelles était alors impensable.) Les lignes épurées de Gropius, du Corbusier et de van der Rohe devenaient trop figées. Quelle meilleure façon de rompre avec cette froide clarté qu’en y injectant une touche de chaos et d’imprévisibilité ? En déconstruisant l’essence même de l’architecture, séparant non seulement la forme de la fonction, mais aussi du sens, on laissait les bâtiments devenir ce qu’ils voulaient (ou ce que l’avant-garde jugeait à la mode au moment de justifier ce que les spectateurs en percevaient).
Dans un débat canonique4 entre le théoricien humaniste Christopher Alexander et Peter Eisenman (figure de proue du déconstructivisme, qui, à 50 ans, n’avait achevé que quelques projets expérimentaux), la logique interne du mouvement fut mise à nu — même si elle restait ésotérique, impénétrable, et lisible uniquement par ceux qui s’étaient suffisamment creusés la cervelle pour la comprendre.
Eisenman :
Je suis allé en Espagne cet été pour voir la mairie de Logroño dessinée par Rafael Moneo. Il a créé une arcade où les colonnes étaient trop fines. Cela m’a profondément perturbé. Mais en la voyant de mes propres yeux, j’ai compris : il voulait exprimer la séparation et la fragilité de l’homme face à l’échelle technologique de la vie, aux machines, à l’environnement dominé par la voiture.
Alexander :
Ce qui retient mon attention dans ce bâtiment — si j’ai bien compris — c’est surtout qu’il est résultat volontaire de faire quelque chose qui ne soit pas harmonieux. Moneo voulait intentionnellement produire un effet de dysharmonie, peut être même d’incongruité.
Eisenman :
C’est exact.
Alexander :
C’est incompréhensible. C’est irresponsable. C’est fou. J’ai pitié de lui. Et je suis en colère, car il fout le monde en l’air.
Le débat continue :
Alexander :
Ne penses-tu pas qu’il y a déjà assez d’anxiété dans le monde ? Faut-il vraiment en ajouter par l’architecture ?
Eisenman :
Justement, si nous rendons les gens trop à l’aise dans ces jolies structures, ils pourraient croire que tout va bien, alors que ce n’est pas le cas. Le rôle de l’art ou de l’architecture est peut-être justement de rappeler aux gens que tout ne va pas bien. Et je ne suis d’ailleurs pas convaincu, que tout aille bien.
Selon Eisenman, nous devons intérioriser la cruauté du monde. Si nous essayons de la dépasser, l’architecture — en vertu de son pouvoir omniprésent — a le devoir de nous désabuser d’un tel confort
. Si cela vous paraît absurde, c’est que vous avez bien compris. Sans surprise, les déconstructivistes n’ont guère trouvé de soutien en dehors du cercle restreint du monde académique. Un successeur plus triomphant du modernisme a alors émergé, si victorieux qu’il a pu ajouter un préfixe conquérant à son nom.
Le postmodernisme, ou PoMo pour faire court, s’est lui aussi rebellé contre la rigidité du modernisme. Et tout comme le déconstructivisme, il a rejeté les grands récits qui avaient traditionnellement soutenu l’éthique de la construction, embrassant, à la place, une pluralité de significations, parfois contradictoires entre elles. Là où il s’en est distingué, c’est dans son usage ludique des formes classiques. Couleurs vives et proportions exagérées de certains éléments comme les colonnes, les frontons et les pignons qui deviennent alors les marques de fabrique de cette école. L’ornement retrouve même sa place ! Les bâtiments PoMo se sont multipliés par milliers, faisant de ce style, le style emblématique de la fin du XXème siècle.


Quelque chose semblait pourtant toujours clocher. Certes, les formes asymétriques étaient inhabituelles, et l’explosion soudaine de couleurs vives choquait après une génération de façades allant du gris clair à quelques nuances plus foncées du même ton. Et les bâtiments en forme de jumelles, de chats ou de paniers de pique-nique étaient certainement sans précédent. Mais au-delà de ces évidences, c’est un sentiment d’étrangeté bien plus profond qu’il fallait regarder en face. À de rares exceptions près, beaucoup de ces réalisations paraissaient caricaturales, comme si elles ne faisaient pas tout à fait partie du réel. Des matériaux, à l’apparence factice, recouvraient des volumes lourds, à la manière des décors grossiers d’un scénographe amateur pour une production Off Broadway. Ce qu’on appelle aujourd’hui de manière péjorative disneyifié
n’est peut-être pas tant une critique qu’une description fidèle du malaise diffus provoqué par le kitsch, les distorsions et les répliques approximatives qui caractérisent ces constructions — du moins dans le contexte américain. C’est d’ailleurs, l’icône du postmodernisme, Michael Graves, qui a conçu le siège des studios Disney.
Mais là où le déconstructivisme est manifestement absurde, le postmodernisme est insidieusement trompeur car il déforme subtilement notre conception de ce que devrait être un bâtiment. Il nous fait douter de la réalité, avec une légèreté trompeuse — un peu comme le carillon joyeux d’un camion de glaces, jusqu’à ce qu’on réalise qu’il nous suit, inlassablement, et toujours à une distance trop proche pour être ignoré, depuis plusieurs rues déjà. Il nous berce d’une illusion rassurante, celle que tout va bien en surface. Mais l’obscurité n’est jamais bien loin, juste en dessous de la surface.
Les formes classiques dont les postmodernistes s’amusaient n’étaient pas le fruit du hasard, mais le résultat de millénaires de raffinement visant à définir une harmonie inspirée des proportions humaines. L’Homme de Vitruve n’est que l’exemple le plus célèbre parmi d’innombrables études de ce type. Le confort que l’on éprouve sous l’immense dôme du Panthéon, ou l’attirance instinctive pour un portique palladien jamais vu auparavant, témoigne de cette évolution délicate, presque scientifique. Les postmodernistes ne s’embarrassaient guère de bafouer cette tradition — ni de paraître grossiers. Cela représentait, après tout, un reflet plus sincère de la vitalité désordonnée
de la vie. Nous avions simplement oublié ce à quoi ressemblait la joie, suggéraient ses partisans, après tant de décennies de gravité austère. Il existe cependant une frontière très mince entre ce qui amuse et ce qui manque de sérieux — une frontière que beaucoup d’architectes de la fin du XXème siècle ont franchie.
Une fois le déconstructivisme déconstruit, et avec la finitude inévitable du postmodernisme — puisque, circonscrit par essence à être une simple réponse au modernisme —, où en sommes-nous aujourd’hui ? Principalement, à la dérive. Un style à la mode en remplace un autre, ne laissant derrière lui qu’un nouveau vide. Comme les marées, ces derniers refluent et se retirent. Si éphémères, et changeant à une telle fréquence, que la plupart des gens ont cessé de s’intéresser à la discipline. Et qui pourrait les blâmer ? Même au plus haut niveau de la pratique architecturale, il n’y a plus grand-chose à admirer.
Il n’y a qu’à examiner les lauréats des prix les plus prestigieux — censés signaler ce que la discipline considère comme digne d’intérêt — et vous découvrirez des bâtiments à la valeur artistique plus que discutable.
Prenons par exemple un ensemble résidentiel achevé dans le Bronx en 2022, destiné à des personnes jusque-là sans-abri et des familles affectées par des problèmes de troubles mentaux. Austère et imposant, le bâtiment est revêtu d’un placage bon marché et de panneaux EIFS ; ses fenêtres sont enlaidies par des climatiseurs en saillie, alors même qu’un système mini-split interne était parfaitement envisageable. Pour un soupçon de dynamisme
, quelques lignes gris foncé serpentent de manière arbitraire sur les parties plus claires de la façade.

prouesse architecturaleselon les membres de AIA New York.
Ce n’est évidemment pas le pire bâtiment de ces dernières années. Mais mérite-t-il d’être récompensé ? Bien sûr que non. Et pourtant, il a remporté un prix de l’American Institute of Architects de New York. Il est indéniable qu’il s’agit là d’une tentative louable de répondre à un défi pressant mais ce bâtiment n’a précisément pas été récompensé pour sa contribution à l’intérêt général. Il l’a été pour son dessin — un honneur duquel, pour le coup, il est catégoriquement indigne.
Et cela n’est pas un problème exclusivement américain. Le premier bâtiment à avoir reçu la plus haute distinction architecturale des îles britanniques — le prix RIBA Stirling — est aujourd’hui en cours de démolition, moins de trente ans après son achèvement. Salué par certains comme une forme de romantisme discipliné
et mis au rang des édifices ayant le plus contribué à l’évolution de l’architecture5
, il me laisse totalement perplexe. Ce bâtiment serait romantique ? Ce bâtiment aurait marqué de manière significative l’évolution de l’architecture ?
Que dit de l’état de la discipline le fait qu’on l’ait considéré comme le top de ce qu’il se faisait au Royaume-Uni en 1996 ? Ne deviendrions-nous pas tous nihilistes si c’était réellement le cas ? Plus concrètement, la moindre des choses en architecture ne serait-elle pas que l’ouvrage remplisse la fonction qui lui a été assignée ? Les modernistes — malgré des bâtiments souvent utilitaires — l’avaient bien compris. Le fonctionnalisme produisait au moins des bâtiments fonctionnels ! Le Centenary Building, en revanche, est resté inoccupé pendant un tiers de son existence et est, aujourd’hui, démoli du fait même de ses défauts de construction. Comment peut-on le considérer comme une œuvre architecturale digne d’être célébrée ?


Comment tant de grandes déclarations et reconnaissances peuvent-elles concerner des lieux qui, pour une grande partie de l’opinion publique, ne provoquent rien d’autre qu’un profond sentiment d’incongruité ? Les exemples ci-dessus paraissent peut-être trop subjectifs, soit. Suivons alors la sagesse populaire. Il faut dire que le monde académique vénère des bâtiments pour lesquels le grand public ne montre que peu d’intérêt — voire exprime un rejet actif. Pour citer mon ouvrage, Building Optimism6 :
Unfossé du designs’est creusé entre ceux qui conçoivent notre environnement bâti et ceux qui le vivent au quotidien. Le psychologue David Halpern a observé ce décalage pour la première fois dans une étude de 1987, où l’on a demandé à des volontaires d’évaluer des photos de personnes et de bâtiments selon leur attrait esthétique. Certains volontaires étaient étudiants en architecture, d’autres non. Tous les participants se sont alors accordés sur les personnes considérées comme attirantes, mais, fait étonnant,les étudiants en architecture et les non-architectes avaient des opinions diamétralement opposées sur ce qui constituait un beau bâtiment. De manière constante, les bâtiments les moins appréciés par les non-architectes figuraient parmi les plus plébiscités par des étudiants en architecture. Et plus ces derniers progressaient dans leurs études, plus le décalage s’accentuait.
Ces résultats ont été reproduits dans une série d’enquêtes menées depuis, notamment une étude de 2008 au Chili, et un sondage de 2015 du think tank britannique Create Streets. (À noter : je suis chercheur affilié à Create Streets.) Create Streets a constaté que 87% des répondants préféraient un bâtiment à l’architecture plus traditionnelle à un bâtiment contemporain. De manière surprenante, parmi les 13% des interrogés ayant exprimé une préférence pour les bâtiments plus récents et modernes, environ la moitié (46%) travaillaient dans l’urbanisme, l’architecture ou les arts créatifs — alors qu’ils ne représentaient que 2,25% de l’ensemble des personnes interrogées. Cela mérite d’être répété. Près de 90% du public préfère des formes architecturales plus traditionnelles, qu’il juge belles, tout en se détournant des formes plus expérimentales. Mais parmi les 10% qui préfèrent l’architecture innovante, la moitié sont justement ceux qui façonnent notre environnement construit !
Aux États-Unis, une enquête Harris de 2020, portant sur plus de 2’000 personnes, a révélé que plus de 72% préféraient le design traditionnel au design moderne. Le résultat est constant à travers les distinctions socio-économiques, générationnelles, religieuses et politiques. Peu de sujets mettent d’accord un si grand pourcentage de la population des Etats-Unis aujourd’hui. Le seul groupe préférant systématiquement l’architecture moderne ? Les architectes. Il n’y a donc guère de mystère quant au fait que tant de gens trouvent que les bâtiments contemporains ne sont pas très réussis — c’est tout simplement parce que les architectes conçoivent massivement des lieux que le grand public, lui, n’aime tout simplement pas !

Les mouvements d’Architecture Uprising se sont étendus de leurs origines scandinaves à travers le monde, tirant le long bras du balancier loin du brutalisme, du modernisme et d’un certain style cosmopolite, vers des formes plus traditionnelles. Des centaines de milliers de militants ont rejoint ce mouvement, attirant l’attention sur le fossé grandissant entre les propositions architecturales dominantes et le goût du grand public.
La façon dont nous pourrions combler ce fossé du design constitue un défi plus large encore, que j’essaie d’explorer dans mon livre. Pour en présenter quelques idées ici, il nous faut d’abord revenir au rôle historique de l’architecte — non pas le réinventer à la manière de Le Corbusier ou d’Eisenman, mais véritablement, se le réapproprier. Au cours du dernier siècle, l’architecture est passée d’une expression de la culture d’un peuple à la production solitaire d’une déité créative autoproclamée (ou adoubée). Les architectes devraient être au service de l’intérêt général, à l’écoute des désirs de leurs clients. Les meilleurs bâtiments glorifient et élèvent le collectif — et ne se contentent pas de refléter les caprices d’un individu. Aujourd’hui, nous évoluons entre deux extrêmes : à une extrémité, le narcissisme architectural ; à l’opposé, une déférence utilitaire face aux contraintes rigides des réglementations et du capital.
Pour surmonter cet écueil, certains professionnels (car cette tendance n’est pas partagée par tous, loin s’en faut — elle est surtout marquée parmi les élites de la profession) devraient réévaluer la façon dont ils se perçoivent eux-mêmes. Il persiste une tentation tenace — inévitable dans certains cercles — de mépriser ceux qui ne sont pas suffisamment initiés aux bonnes pratiques
de l’architecture. Cela relève en partie d’un échec pédagogique. Bien trop peu d’écoles d’architecture enseignent comment la discipline fonctionne réellement dans la pratique — comment construire un bâtiment, dialoguer avec ses futurs occupants, ou travailler dans les contraintes concrètes de budget, de calendrier et de réglementation.
Le monde académique a été si totalement obsédé par la théorie que l’expression symbolique de ce qu’un bâtiment est censé être l’emporte systématiquement sur ce qu’il est réellement. Plus on lit, plus on étudie, plus on est absorbé dans cette orthodoxie — renforcée par les anciens gardiens du temple —, plus le fossé se creuse. À terme, les désaccords cessent d’être de simples différences de style, et deviennent des oppositions fondamentales à la conception que l’on se fait de soi-même.

C’est peut-être pour cela que, lorsque le grand public parvient à un consensus critique à l’encontre d’un projet, la communauté architecturale réagit aussi brutalement. Moqueuse : vous n’avez juste pas compris. Du haut de leurs tours d’ivoire, comment osons-nous, simples profanes, remettre en question ceux-là mêmes qui ont conçu ces tours d’ivoire ? Le repli s’installe, et le dialogue se détériore.
Voilà le cœur du problème : il ne devrait pas être nécessaire d’avoir reçu une certaine éducation pour percevoir la beauté d’une chose. L’appréciation de la beauté est une expérience esthétique universelle. Elle repose en grande partie sur la neuropsychologie. On n’a pas besoin d’avoir grandi en Italie pour apprécier la beauté de Bologne, pas plus qu’on n’a besoin d’un guide avisé pour admirer le charme de Hoi An. Il suffit de passer un moment dans l’une ou l’autre de ces villes — ou simplement même d’en voir quelques images — pour saisir intuitivement leur attrait transculturel. Peu importe les différences apparentes : une maison, un garage, un tribunal ou une clinique à La Paz peuvent être tout aussi beaux que ceux que l’on trouve à Mombasa, à condition qu’ils correspondent au goût populaire . Et cela ne signifie pas forcément traditionnel
. Il existe d’innombrables bâtiments contemporains remarquables, largement appréciés, précisément parce qu’ils respectent des formes et relations qui entrent en résonance avec les proportions du corps et le caractère de l’âme.
Nous devons retrouver une forme de simplicité — et d’universalité — de la beauté. En imaginant un bâtiment, un quartier, une bibliothèque, un lampadaire ou un abri à vélos, nous devons commencer par nous poser cette question : est-ce que cet endroit procure une sensation agréable ? Un passant ordinaire, sans connaissance spécifique, le trouverait-il attrayant ? Un indice se trouve dans les lieux vers lesquels les foules se tournent aujourd’hui. Aussi vulgaire que cela puisse paraître (et c’est précisément le sujet !), quels sont les bâtiments célébrés sur les réseaux sociaux aujourd’hui ? Quelles sont les maisons qui font le plus de vues
sur le site Architectural Digest ? L’ instagrammification
n’est pas une malédiction : c’est un signal du marché. Les villes qui prendront ce signal au sérieux — celles qui s’efforcent sincèrement de respecter le contexte local — seront celles qui trouveront une forme de prospérité.
Et lorsque le succès d’une ville va jusqu’à la mettre en péril — une destinée étrange mais bien réelle, comme on le voit à Venise — la réponse ne devrait pas être de fermer ses portes aux foules, ni de protéger jalousement ce qui, à notre époque, mérite d’être partagé avec le monde entier. La solution réside plutôt dans le fait d’élargir l’offre, comme on le ferait dans tout marché à l’écoute de la demande. Quelle règle dit que les îles vénitiennes doivent se limiter à quelques dizaines de kilomètres carrés ? Pourquoi ne pourrions-nous pas créer plus de Venise
? Nous avons les ressources, la technologie et la demande pour mener un tel projet. Les Vénitiens y croyaient — pourquoi n’y croirions-nous pas, nous ? Quel héritage perpétuons-nous si nous trahissons l’audace qui a donné naissance à un lieu aussi extraordinaire ?
Et surtout : pourquoi — en dehors d’un attachement stérile au statu quo — n’essayons-nous pas ? Pourquoi le monde devrait-il se construire dans la forme insipide et vorace de Celina, au Texas, ou de Kangbashi, en Mongolie intérieure, plutôt que dans des compositions qui feraient passer Bruges, Eguisheim ou Pingyao pour de simples premières ébauches ?

Ma réponse à ces questions prend la forme d’une proposition pour passer à l’action : grâce à la propagation d’une nouvelle philosophie de l’optimisme. Il s’agit d’une croyance fondamentalement porteuse d’espoir, stylistiquement agnostique, qui appelle — entre autres — à la création de villes belles, tant d’un point de vue urbain que paysager et architectural. C’est une philosophie qui n’a pas peur de la simplicité. Les jolis bâtiments ont du bon : alors construisons-en plus. Il en va de même pour les rues, les bibliothèques, les espaces publics, les parcs, etc. Si quelque chose fonctionne dans une ville, tant mieux. Copions-le, adaptons-le au contexte, et reproduisons-le ailleurs. Derrière ce sentiment d’apparence banal se cache une certaine sagesse : les lieux largement appréciés possèdent des qualités supérieures — que cela soit en termes psychologiques, physiologiques, économiques, culturels ou encore climatiques — à ceux qui sont moroses, ou même simplement ennuyeux.
Oui, les codes, réglementations et pratiques commerciales dominantes déterminent en grande partie la qualité de l’environnement bâti, et échappent au contrôle direct des concepteurs. Je n’ignore pas ce fait, et je ne le minimise pas. Mon propos consiste simplement à rappeler qu’il reste parfaitement possible de créer d’excellents bâtiments au sein des limites actuelles — des bâtiments et des lieux qui répondent au besoin et aux goûts du plus grand nombre. Cela peut exiger un peu plus d’efforts dans la conception et dans l’élaboration de diagnostics et études préalables, mais chaque jour, des exemples dans le monde entier nous montrent ce qu’il est possible de réaliser lorsque l’on tente sincèrement de concilier l’ensemble des contraintes évoquées dans ce texte.
Oui, les villes fonctionnent principalement comme des marchés de l’emploi, où l’attrait esthétique est souvent négligé. Mais ignorer cette dimension serait une erreur fatale. C’est un facteur clé de compétitivité. Les villes qui réussiront à la fois sur le plan économique et esthétique — celles qui offriront vitalité, beauté et opportunités — seront les plus prospères dans un monde où les talents et les compétences sont de plus en plus mobiles et décentralisées et où de plus en plus de gens peuvent choisir de vivre là où ils le souhaitent.
Nous devons accepter de ne pas prouver notre érudition à chaque instant. L’architecture est une science complexe pour beaucoup, et l’entre-soi, l’élitisme et le ton condescendant qui émanent de certains cercles découragent de nombreux contributeurs potentiels. C’est une perte immense pour nous tous. Notre objectif commun, en tant que bâtisseurs de villes, devrait être d’accueillir autant de personnes que possible dans ce grand projet collectif. Nous devons élargir l’entonnoir d’intérêt au maximum, dès l’entrée, de manière inclusive et optimiste, en ne le resserrant qu’au fur et à mesure que les individus choisissent de s’y engager. Et non l’inverse. Parfois, cela commence par un simple : J’aime ce bâtiment. J’aimerais faire quelque chose comme ça
. Ce réflexe n’est pas une menace pour la rigueur intellectuelle ; c’en est le point de départ.
Une fois qu’une personne a choisi de s’intéresser à la construction urbaine, alors vient le temps d’explorer les nuances : pourquoi certains résultats divergent, pourquoi tant de notre environnement bâti ne suscite aucune émotion ? Mais le cynisme à l’entrée du parcours est corrosif. Il y a une puissance immense dans la simplicité d’une image ou d’une courte vidéo pour éveiller la curiosité et inciter à aller plus loin. On ne peut pas attendre de quelqu’un qu’il ait lu tous les traités d’Alberti ou les critiques de Kenneth Frampton avant de pouvoir prendre sa part. C’est un pré-requis irréaliste dont ont d’ailleurs fait l’économie les meilleurs bâtisseurs de l’histoire.
Les plus belles villes ont été façonnées par de nombreuses mains, diverses visions et cultures. Ceux qui ont donné vie aux maisons géorgiennes de Londres, aux Siheyuans de Pékin ou aux Brownstones de Brooklyn n’avaient souvent que très peu de formation académique. Mais ils avaient la passion, la discipline et la volonté de construire quelque chose dont ils pourraient être fiers et qui réjouirait les futurs habitants.
Les obstacles sont déjà nombreux : n’en rajoutons pas. Peu importe que vous en sachiez beaucoup ou peu sur l’urbanisme, l’architecture, l’aménagement ou les transports. Si vous avez envie de prendre votre part : bienvenue dans le mouvement ! Apprenons ensemble, construisons ensemble, soutenons-nous mutuellement, et travaillons à créer les types de lieux que nous avons (pour la plupart) envie de voir se multiplier. Célébrons un certain optimisme du vulgaire !
Cet article est la traduction française d’une publication dont vous pouvez retrouver la version originale ici : https://substack.com/home/post/p-138493664
Notes :
- Hughes, S. (2023, septembre). Making architecture easy. Works in Progress, 7 septembre 2023.
- Historic England (2024, avril). A Brief Introduction to Cabmen’s Shelters. The Historic England Blog, 9 avril 2024.
- Wolfe, T. (2009, novembre). From Bauhaus To Our House. Picador, 2009.
- http://www.katarxis3.com/Alexander_Eisenman_Debate.htm?utm_source=substack&utm_medium=email
- Crook, L. (2024, novembre). First Stirling Prize winner at risk of demolition in Salford. Deezen, 12 novembre 2024.
- Lefkowitz, C. (2024, novembre). Building Optimism : Why Our World Looks the Way it Does, and How to Make it Better.