Intensification stratégique

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10 min de lecture.  |  Publié le 10/10/24

Blaine O’Neill | ispionline.it

Une feuille de route pour créer des villes durables.

Les projections dont nous disposons, et la crise sanitaire ne les a pas modifiées, confirment que le mouvement d’urbanisation en cours — métropolisation et littoralisation — va se poursuivre dans les décennies à venir1. S’il concerne au premier chef les pays en forte croissance, il n’en restera pas moins une donnée structurante de l’organisation spatiale des pays dits développés, y-compris ceux qui sont en déprise démographique comme le Japon. Dans ce contexte, la ville dense et compacte, qui fait l’objet d’un consensus d’un point de vue environnemental, n’est pas sans poser d’importants défis, notamment sur le plan logistique : comment conjuguer un cadre de vie agréable et abordable, un développement urbain permettant de dépasser certaines tailles critiques aujourd’hui nécessaires au fonctionnement économique des territoires, tout en maintenant un système de mobilité efficace ?

C’est à cette question centrale qu’un effort de recherche international et pluridisciplinaire a cherché à répondre au cours des décennies passées, parvenant ainsi à un concept qui fait désormais consensus et que le Panel international pour la gestion durable des ressources (IRP) de l’ONU a désigné sous le vocable d’intensification stratégique. À l’heure où certaines voix, en France, évoquent une forme de singularité française qui voudrait que nous fassions exception à l’urbanisation croissante des modes de vie, il est sans doute utile de rappeler les fondements de ce concept et la façon dont il peut être mis en œuvre sur le vieux continent. Dans son rapport The Weight of Cities2, publié en 2018, l’IRP définit la notion d’intensification stratégique comme suit :

La création d’un réseau hiérarchisé et bien articulé de nœuds à forte densité (environ 15’000 habitants par km²) reliés entre eux par des systèmes efficaces et peu coûteux de transports en commun — métros légers, trains, bus à haut niveau de service (BHNS) — qui favorisent une répartition plus équilibrée des logements, des emplois et des services publics au niveau des quartiers et qui sont entourés de zones de densité moyenne (entre 7’500 et 10’000 habitants par km²).

Un consensus scientifique mondial

Cette définition présente l’avantage de résumer, en peu de mots, le consensus scientifique mondial quant à la façon de préparer nos villes aux grands défis économiques, sociaux et écologiques des décennies à venir. En particulier, les experts de l’IRP synthétisent ici les objectifs du Nouvel agenda urbain3, les recommandations du GIEC4 mais aussi l’état de l’art en matière d’économie5 et de mobilité urbaine6. En termes d’organisation spatiale, cette vision repose principalement sur deux piliers :

1 — Le polycentrisme et la mobilité deviennent les instruments centraux de la planification urbaine. L’intensification stratégique implique de penser la ville comme un réseau composé de nœuds (i.e. des centralités urbaines) reliés entre eux par des arêtes (i.e. le système de transport en commun). C’est en positionnant les stations du réseau que l’urbaniste pilote l’armature urbaine : les points appelés à se densifier de façon plus prononcée que les autres et, ainsi, une répartition spatiale équilibrée des logements, des emplois et des aménités.

2 — Dans chaque quartier, les règlements d’urbanisme doivent permettre une agglomération nodale, formant ainsi un tissu urbain de proximité, socialement et fonctionnellement mixte, pensé pour favoriser les mobilités actives et s’organisant autour de la centralité créée par la station : très dense au centre, notamment en emplois, puis, en s’éloignant, un environnement urbain moins dense mais qui doit le rester suffisamment pour offrir des logements abordables au plus grand nombre, une vitalité et une proximité accrues des services et équipements du quotidien, tout en permettant d’accéder à la station en quelques minutes de marche ou de vélo.

Quelle intensification stratégique en France ?

L’intensification stratégique, telle de définie ci-dessus, peut être entendue comme un modèle qui a vocation à être décliné, adapté et mis en œuvre à l’échelle mondiale. Il va de soi que la situation de nos métropoles françaises n’a rien de comparable avec celle, par exemple, des villes d’Afrique sub-saharienne qui, ces dernières années, sont entrées dans une phase de croissance explosive. Parmi toutes ces différences, deux doivent particulièrement retenir notre attention :

1 — Nos agglomérations urbaines sont déjà développées, les enveloppes urbanisées sont connues et elles n’ont plus vocation à s’étaler. À l’inverse, et à quelques rares exceptions près, l’enjeu n’est pas non plus de densifier nos centres-villes déjà denses qui ont été bâtis aux époques où la marche et le vélo étaient déjà les principaux modes de déplacement. L’enjeu principal des villes européennes consiste à restructurer nos périphéries urbaines, résultat d’un siècle d’étalement urbain peu dense conçu et pensé pour un usage systématique de la voiture individuelle7. C’est là, dans ces premières couronnes et parfois les secondes couronnes de nos agglomérations, que se joue une très large part du potentiel d’intensification stratégique du territoire français : nous devons notamment faire évoluer nos zones pavillonnaires trop peu denses et les transformer en un réseau de petites villes et de villages connectés les uns aux autres.

2 — Selon les enquêtes logement du SDES8, les deux principaux motifs d’insatisfaction des habitants des couronnes de nos villes concernant leur quartier sont une accessibilité insuffisante par les transports en commun, tout d’abord, et le manque de commerces et de services ensuite. À ce titre, les objectifs de 7’500 à 15’000 habitants/km² définis par l’IRP doivent sans doute être entendus comme des seuils à atteindre — et dépasser lorsque les conditions s’y prêtent — qui permettent (i) de justifier l’existence de la station qui connecte le quartier à l’ensemble du réseau et (ii) de viabiliser les services que nous utilisons au quotidien — commerces, équipements, services publics…

Le carreau de 200×200 mètres ci-dessous, situé à Bordeaux aux alentours de la rue de Patay9, affiche une densité équivalente à 10’275 hab/km² – niveau suffisant pour viabiliser une ville du quart d’heure (l’arrêt de tramway le plus proche est à 13 minutes de marche) mais pas assez, dans les conditions actuelles, avec un prix moyen de l’ordre de 5’300 euros/m², pour permettre à un ménage modeste d’y acquérir une maison, mais également pour faire bénéficier à ces habitants d’une plus grande richesses de commerces et services de proximité. Ce quartier à encore un potentiel d’évolution par densification douce [d], avec des projets de surélévation en particulier.

À titre de comparaison, le carreau ci-dessous est l’un des plus denses de Neuilly-sur-Seine (il est situé aux alentours de la rue d’Orléans, l’avenue Charles de Gaulle est en bas, à gauche). L’Insee y dénombre 1’543 habitants (i.e. 38’500 habitants/km²) répartis en 669 ménages avec une surface moyenne par logement de 82 m² (i.e. soit un peu plus de 35 m² par personne). Idéalement situé, à moins de 5 minutes à pied de la ligne 1 du métro, les appartements s’y négocient pour environ 10’300 euros/m².

Il faudra donc ajuster, selon les situations géographiques de chaque tissu urbain, au sein du maillage stratégique de chaque territoire, les niveaux de densité qui permettent de répondre à l’intensité de la demande, de développer une offre de services et de commerces de proximité plus riche et de former un cadre de vie attrayant et acceptable. Si la qualité du tissu urbain et des formes urbaines développées est au rendez-vous — comme c’est le cas dans les deux exemples ci-dessus — ces niveaux de densité peuvent s’élever à des valeurs bien plus élevées que les seuils de référence indiqués par l’IRP, avec des effets positifs encore supérieurs sur la réduction de l’usage de la voiture pour les mobilités du quotidien, et donc le bilan carbone des résidents, mais aussi un impact plus significatif encore sur la lutte contre la pénurie de logements là où la demande est forte, mais aussi contre l’étalement urbain et l’artificialisation de nouvelles terres.

Point important : une augmentation des niveaux de densité n’est pas incompatible avec la demande, notamment au cœur des pôles de nos métropoles, d’une végétalisation et du renforcement de la place de la nature en ville. Le carreau ci-dessous, situé à 5 minutes à pied des quais du Rhône, à 10 minutes du Parc de la Tête d’or et moins de 5 minutes du métro (station Foch, ligne A), présente une densité de près de 32’000 habitants/km² ainsi qu’une grande diversité de commerces, notamment sur le cours Franklin Roosevelt.

L’urbanisme organique comme méthode

Pour faire évoluer les premières couronnes de nos agglomérations, c’est-à-dire celles qui sont bien situées mais trop peu denses en l’état actuel, l’urbanisme des grands projets — prolongement de l’urbanisme fonctionnaliste et néo-industriel hérité du siècle du tout-voiture et de l’étalement urbain — n’est plus opérant. D’une part, il n’est plus possible de créer ex-nihilo des zones résidentielles, d’activité ou commerciales par artificialisation de terrains naturels ou agricoles. D’autre part, nous ne pouvons plus compter sur une énergie bon marché et un réseau extensif de voies urbaines pour organiser la mobilité des habitants. Enfin, les outils opérationnels de cette forme d’urbanisme (les ZAC, les lotissements) sont plus adaptés aux projets d’extension urbaine demandant de grandes disponibilités foncière qu’à la structure foncière morcelée et déjà habitée du renouvellement urbain.

Le défi que nous devons relever consiste à transformer nos espaces périurbains existants, en majorité composés de millions de petites propriétés individuelles qui ne pourront pas être fusionnées pour reformer les grands terrains vierges auxquels nous nous sommes habitués. Pour restructurer le périurbain, il nous faudra densifier autour de réseaux de transport en commun en procédant de façon incrémentale, c’est-à-dire, fondamentalement, en réinventant complètement les procédures et les outils de l’urbanisme opérationnel de façon à impliquer, dans une large part des opérations, les habitants eux-mêmes comme maîtres d’ouvrage de leurs projets d’habitat.

Ce nouvel urbanisme opérationnel, celui de l’intensification stratégique du tissu urbain existant, ne part plus d’une page blanche. Les évolutions qu’il conçoit et opère ne peuvent être mises en œuvre, pour des raisons à la fois sociales, économiques et politiques, qu’avec la participation active des habitants — une participation qui ne prend pas la forme d’un processus de décision collectif qui aboutit à des préceptes généraux qui s’imposent à toutes les situations particulières mais qui résultent, au contraire, d’arbitrages et de projets individuels coordonnés par des opérations d’un genre nouveau. Nous devons réinventer un urbanisme apte à créer des espaces urbains denses mais agréables, fonctionnellement et socialement mixtes – parce qu’ils répondront de façon sur mesure à la diversité des besoins réels. Des espaces conçus pour s’y déplacer à pied et capables de s’adapter de façon flexible à la demande des habitants.

À la différence de nos prédécesseurs, nous disposons désormais d’un arsenal scientifique et technologique qui nous permet de modéliser, d’anticiper et donc de systématiser des démarches qui relevaient autrefois de l’intuition, des raisonnements qualitatifs et de l’heuristique. C’est cette nouvelle façon de penser l’urbanisme que nous appelons urbanisme organique : une méthode qui conjugue un investissement public de long terme dans les équipements, les infrastructures et les espaces publics, couplé à un pilotage systémique de la ville et de son métabolisme (top-down) permettant une production des espaces à vivre distribuée, sur mesure et à la demande, opérée en grande partie par des maîtres d’ouvrage habitants (bottom-up).

Cette approche considère finalement la ville pour ce qu’elle est : un système complexe, multi-agents, dans lequel des milliers d’habitants interagissent quotidiennement, chacun prenant des décisions et opérant des arbitrages en poursuivant son propre programme d’optimisation sous contraintes, un système d’où émergent des propriétés que nous devons apprendre à piloter. Plutôt que de chercher à combattre cette complexité10, ou à la noyer dans des schémas utopistes et simplistes, l’urbanisme organique se propose de l’embrasser, de reconnaître — enfin — qu’une ville pensée pour ses habitants ne peut pas être bâtie sans eux, dans toute leur diversité.


Notes :

  1. ONU-Habitat, World Cities Report 2022
  2. International Resource Panel (IRP), The Weight of Cities (2018), résumé à l’intention des décideurs.
  3. ONU-Habitat, Nouveau Programme pour les villes (2020)
  4. IPCC Sixth Assessment Report, Working Group III: Mitigation of Climate Change, chapitre 8 — voir, en particulier, 8.4.2 (Spatial Planning, Urban Form, and Infrastructure).
  5. Gilles Duranton & Diego Puga,The Economics of Urban Density, Journal of Economic Perspectives vol. 34, no. 3, été 2020, pp. 3–26.
  6. Anna Ibraeva, Gonçalo Homem de Almeida Correia, Cecília Silva, António Pais Antunes, Transit-oriented development: A review of research achievements and challenges, Transportation Research Part A: Policy and Practice Volume 132, février 2020, pp 110-130
  7. Si ces périphéries, et notamment les premières couronnes des grandes agglomérations créatrices d’emplois du territoire, tardent à opérer leur évolution vers des formes plus denses et polycentriques c’est en raison d’un phénomène qui prend de plus en plus d’ampleur : le NIMBY, une tendance des habitants à refuser la densification et l’accueil de nouveaux habitants dans leur quartier, qui concernait il y a quelques décennies surtout les régions huppées mais qui tend aujourd’hui à se généraliser à l’ensemble des tissus urbains situés en zone tendue.
  8. Service des données et études statistiques (SDES), Les conditions de logement des ménages résidant en France en 2020, décembre 2022.
  9. C’est un quartier d’échoppes, c’est-à-dire des petites maisons individuelles en rez-de-chaussée ou à un étage, avec petit jardin.
  10. Luís M. A. Bettencourt, The Kind of Problem a City Is, SFI Working Paper: 2013-03-008.

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