Josephine Yilan Liu étudie la ville en tant qu’infrastructure cognitive. Elle a fondé Transformative Cities et cofondé la URBAN FUTURE Global Conference.
Pour elle, les humains n’agissent pas en fonction de l’information, mais en fonction du sens — de ce qui leur semble pertinent ou valable. Les villes façonnent ce sens à grande échelle — non pas grâce aux données, à la technologie ou à la participation, mais à travers ce qu’elles rendent facile, probable, visible et normal dans les premières millisecondes avant toute pensée consciente.
C’est cela, qu’elle nomme infrastructure cognitive d’une ville
: la couche préconsciente qui détermine comment les gens se déplacent, à qui ils accordent leur confiance, où ils s’attardent, ce qu’ils évitent, et quelles identités peuvent exister — ou ne jamais émerger.
Comment les environnements façonnent le sens — et pourquoi cela change tout dans la conception urbaine
Vous marchez dans une rue. Sans réfléchir, vous ajustez votre démarche : votre rythme change, votre posture se modifie, votre regard se détourne ou se rapproche, votre attention se focalise ou, au contraire, s’élargit. Ce sont des réponses immédiates aux affordances1 de l’environnement (les potentialités d’action offertes par l’environnement), pas des décisions conscientes.
Multipliez cela par des milliers de personnes, chaque jour, dans le même espace. Chacun se calibrant en fonction des mêmes signaux — la largeur du trottoir, les mouvements des autres, la prédominance des voitures, ce qui semble permis ou non. Et voici que des patterns émergent. Certains comportements deviennent plus probables, d’autres moins fréquents. Certains sont à l’aise pour exprimer leur identité, d’autres non.
Ces patterns ne sont pas aléatoires. Ils émergent d’une rétroaction continue entre les conditions environnementales et nos réponses incarnées. Une fois stabilisés, ces patterns deviennent remarquablement persistants.
C’est cela, l’infrastructure cognitive : le système de signaux et de réponses qui détermine ce que les gens font réellement dans l’espace, indépendamment de l’intention initiale des concepteurs.
Ce que révèle la science cognitive
Pendant des décennies, la science cognitive a fonctionné selon un modèle computationnel : le cerveau comme processeur d’information, l’esprit comme logiciel, la perception comme entrée, le comportement comme sortie. Dans ce modèle, changer un comportement signifie modifier l’information ou les incitations.
Les approches incarnées et énactives mettent en lumière quelque chose de différent. Nous ne percevons pas d’abord, pour penser et agir ensuite. Nous percevons en agissant — nos corps sondant continuellement l’environnement pour en extraire ce qui compte pour ce que nous essayons de faire. Le sens n’est pas calculé en interne ; il est énacté, produit dans l’interaction avec le monde.
Une rue n’a pas un sens intrinsèque que nous interprétons. Nous produisons son sens à travers nos mouvements, ce que nous remarquons, nos interactions avec les autres. Comme cela se fait collectivement, ces sens se stabilisent : ici, on traverse vite
ou ici, les enfants jouent
.
Ce ne sont ni des récits, ni des symboles : ce sont des patterns énactés ( en acte
) — ce que les chercheurs en sciences cognitives appellent des affordances ( possibilités d’action
) au niveau des pratiques sociales.
Voici l’idée plus profonde : ce que nous faisons de manière répétée façonne nos patterns cognitifs. Les villes déterminent ce que nous rencontrons régulièrement, ce qui devient facile, ce qui se renforce par habitude. Avec le temps, ces patterns deviennent une part de notre manière de penser — ce que nous remarquons, ce qui devient saillant, ce qui paraît possible ou impossible.
Les villes façonnent les esprits, non par des interventions soudaines ou spectaculaires, mais par l’effet cumulatif de ce qu’elles rendent facile, probable et normal.
C’est aussi pourquoi changer l’environnement physique ne change pas toujours les comportements. L’infrastructure cognitive — le système d’affordances et de signaux sociaux — reste intacte. Nous répondons à ce que l’environnement signifie en pratique, pas à ce qu’il est censé signifier.
Comment cela fonctionne : une rue scolaire à Łódź
Une rue scolaire à Łódź, en Pologne, en offre une démonstration claire.
Pendant des années, un pattern plutôt rigide dominait : aux heures d’entrée, les voitures se garaient des deux côtés et grimpaient sur les trottoirs— écrasant littéralement le revêtement et bloquant l’accès piéton. Les enfants se faufilaient dans des passages étroits. Les parents se dépêchaient. Trois enfants seulement arrivaient à vélo.
La situation était normalisée. Quand un changement fut proposé, les parents répondirent :
Il n’y a pas de problème.
La ville envisagea d’élargir la rue.
À la place, une petite équipe — deux architectes travaillant avec la communauté scolaire — lança un petit projet pilote : arceaux vélo, bordures peintes, jardinières empêchant physiquement les voitures de monter sur les trottoirs, quelques événements festifs pour les enfants.
L’intervention coûta quelques milliers d’euros. Rien de structurel ne changea. La rue faisait toujours la même largeur et accueillait le même volume de trafic.
En quelques semaines, la marche et le vélo doublèrent. Les déposes en voiture chutèrent de 30 à 40 %. Les enfants commencèrent à utiliser la rue comme espace social, arrivant plus tôt, s’étalant dans l’espace.
Que s’est-il passé ?
L’intervention a fonctionné car elle a répondu à un désir latent. Les enfants auraient bien voulu se déplacer de manière autonome, mais ne pouvaient pas — la rue était trop dangereuse et les trottoirs encombrés. Une fois les obstacles retirés et l’infrastructure fournie, les enfants ont été les premiers à bouger. Leur comportement visible — confiant, détendu, occupant l’espace — est devenu le signal qui a réorganisé tout le reste.
Les parents ont ralenti en voyant leurs enfants circuler en sécurité. Les automobilistes ont ajusté leur conduite : la rue ne signifiait plus les voitures s’imposent
, mais les enfants sont ici chez eux
. Le quartier a recalibré ses attentes.
La conversation politique a changé. Le projet d’élargissement n’avait plus de sens — non pas parce que l’infrastructure avait radicalement évolué, mais parce que le sens vécu de la rue avait changé.
Pourquoi la plupart des interventions échouent
La plupart des projets urbains optimisent la couche visible : forme, fonction, normes techniques, programmation. Ils supposent qu’un bon aménagement entraîne automatiquement les comportements voulus.
Mais le comportement suit le sens, pas la conception. Et le sens est produit par l’interaction entre les signaux de l’environnement et la pratique vécue.
Cela explique pourquoi certaines rues sûres
paraissent toujours dangereuses : les signaux perçus indiquent le risque, malgré l’intention des concepteurs. Pourquoi certains aménagements cyclables restent vides alors qu’ils prospèrent ailleurs : à Amsterdam, les enfants pédalent — le vélo est donc normalisé ; dans d’autres villes, s’il n’est pratiqué que par des hommes sportifs, l’infrastructure signale ;réservé aux experts
.
Pourquoi certaines places n’arrivent pas à stabiliser les usages : sans activité initiale visible, elles paraissent appartenir à quelqu’un d’autre
. À Vienne, sur Mariahilfer Straße, les premières personnes à s’attarder — s’asseoir, laisser jouer leurs enfants — ont créé la visibilité nécessaire pour normaliser la présence. En quelques semaines, la rue est passée de corridor de transit à lieu de vie.
Pourquoi certains projets pilotes échouent une fois la programmation terminée ? Parce que l’activation a généré un comportement temporaire, mais qu’ensuite l’infrastructure cognitive a repris le dessus.
Ce ne sont pas des échecs de design, de conception, mais des échecs à comprendre comment se construit le sens.
Ce que cela implique pour la pratique
Voir les villes comme une infrastructure cognitive change la finalité de la conception. Il ne s’agit pas de produire des formes incarnant des valeurs, mais de créer les conditions grâce auxquelles certains sens seront plus probablement énactés
.
À Łódź, les arceaux vélo n’étaient pas symboliques — ils permettaient l’action. Les bordures peintes créaient des limites où les enfants pouvaient se tenir sans conflit. Les jardinières ne servaient pas à embellir
: elles empêchaient le comportement (le stationnement sur trottoir) qui rendait la rue hostile.
Ce sont des interventions précises dans l’infrastructure cognitive : retirer les obstacles, fournir l’infrastructure à la pratique désirée, créer les conditions pour que cette pratique devienne visible.
La visibilité est cruciale.
À Barcelone, lors du déploiement des pistes cyclables protégées, la ville ne s’est pas contentée de construire : elle a montré des corps divers pédalant — femmes, personnes âgées, parents avec enfants. Le signal était : ceci est pour tout le monde
, pas ceci est pour les cyclistes
. L’identité change lorsque les signaux environnementaux correspondent à votre corps, votre rythme, votre manière de vous déplacer.
Cela implique de concevoir pour :
- Les possibilités latentes : que souhaitent faire les gens qu’ils ne peuvent pas encore faire ?
- Les signaux déclencheurs de réponse incarnée : ce que les objets indiquent réellement.
- La visibilité des premiers acteurs : ceux qui déclenchent le changement de norme.
- Les identités viables : pour qui cela semble-t-il possible ?
- Les obstacles : même minimes, ils écrasent l’usage potentiel.
- Les
bords cognitifs
: ce qui indique aux gens où ils ont leur place.
De petits ajustements précis peuvent réorganiser un système entier — non par persuasion, mais par modification des conditions de production du sens.
Le changement de paradigme
Les villes ont toujours été des infrastructures cognitives. Elles ont toujours façonné notre manière de percevoir, de répondre, de nous coordonner, de comprendre le monde.
La question est : les concevons-nous délibérément — vers les futurs que nous souhaitons — ou les laissons-nous émerger au hasard ?
L’équipe de Łódź travaillait intuitivement, sans cadre cognitif explicite. Mais le mécanisme fonctionnait quand même. Leur succès confirme une prédiction de la science cognitive : quand les conditions de production du sens changent, le comportement se réorganise. Quand le comportement devient visible, les normes changent. Quand les normes changent, l’identité se stabilise autour de nouveaux patterns.
La science cognitive nous permet de révéler cette couche invisible. La pratique urbanistique nous donne les moyens de la façonner. Le travail consiste à les relier : rendre visible l’infrastructure invisible et construire des villes qui produisent les sens dont nous avons besoin — non par manipulation, mais en créant des environnements où marcher, flâner, prendre soin, appartenir deviennent la réponse naturelle.
Notes :
- Les affordances désignent les possibilités d’action qu’un objet, un environnement ou une interface offre à un utilisateur, que ces possibilités soient objectives (ce qui est réellement possible) ou perçues (ce que l’utilisateur croit pouvoir faire à partir des indices visuels, tactiles ou contextuels).
Ce concept a été introduit par le psychologue James J. Gibson en 1979 dans son ouvrage The Ecological Approach to Visual Perception, où il définit les affordances comme les propriétés d’action réelles offertes par l’environnement, en fonction des capacités de l’organisme qui le perçoit.
Il a ensuite été repris et popularisé dans le domaine du design et de l’interaction homme-machine par Donald A. Norman à partir de 1988 dans The Design of Everyday Things (initialement intitulé The Psychology of Everyday Things), qui met particulièrement l’accent sur les affordances perçues (perceived affordances) et leur importance pour une utilisation intuitive des objets et interfaces.

