Avant même que nous ayons le temps de penser, nos corps savent déjà comment se tenir dans une rue. Ils ajustent le pas, la vigilance, l’attention, la posture.
Et ce sont ces ajustements — préconscients, immédiats, collectifs — qui façonnent nos comportements urbains.
C’est cela que la chercheuse Josephine Yilan Liu appelle l’infrastructure cognitive d’une ville
dans un texte lumineux dont le Guide des villes vivantes vient de publier une traduction
Les villes comme infrastructures cognitives
Elle la décrit comme la couche préconsciente qui détermine ce que les gens font réellement : où ils s’attardent, ce qu’ils évitent, à qui ils accordent leur confiance
.
Les villes orientent notre manière d’être non pas par la donnée, la réglementation ou les discours, mais par ce qu’elles rendent facile, probable, visible et normal — dans les toutes premières millisecondes.
Nous ne réagissons pas à la ville en fonction de l’information, mais en fonction du sens incarné qu’elle produit. Un sens que nous voyons dans le comportement visible des autres.
Cet angle théorique éclaire d’un jour nouveau tout ce que nous avons exploré depuis le début de cette série : les seuils habités, façades expressives, rez-de-chaussée vivants, lieux-fenêtres, jardins ordinaires, beauté perceptible… sont des micro-dispositifs qui constituent l’infrastructure cognitive de nos villes.
Une infrastructure qui change tout.
Quand l’étude californienne montre que la beauté augmente l’adhésion à la densification de +20 à +35 points, ce n’est pas qu’une préférence esthétique abstraite : c’est aussi un effet cognitif. Les gens perçoivent immédiatement si un lieu sera hospitalier, gérable, agréable — ou hostile.
Quand l’étude néerlandaise montre qu’un jardin de 50 m² fait chuter la prévalence de 16 maladies, ce n’est pas seulement l’effet biologique du végétal : c’est aussi la capacité d’un petit bout de nature à créer un régime cognitif de calme, de contrôle, de respiration, qui reconfigure le stress, donc le corps.
Quand Gehl1 parle de soft edges, quand Alexander2 décrit le lieu-fenêtre, quand Whyte3 montre comment un seuil habité transforme une place vide, ils parlent tous, déjà, de cette même couche invisible : ce qui rend, dans l’environnement, un comportement probable, avant même que nous l’ayons décidé.
Une ville monotone, vitrifiée, sans seuil, sans profondeur, sans vie au RdC, sans jardins partageables, est une ville dont l’infrastructure cognitive signale — sans un mot :
ici, ne t’attarde pas
ici, on traverse
ici, la nouveauté est une menace
À l’inverse, une ville faite de nuances, de variété, de lieux expressifs, de façades qui accueillent, peut signifier tout l’inverse :
ici, tu as ta place
ici, tu peux t’arrêter, respirer
ici, tu peux t’installer
ici, la transformation peut être belle
Notes :
- Gehl, J. (2011). Life between buildings. Washington, DC : Island Press.
- Alexander, C. (1977). A pattern language: Towns, buildings, construction. New York, NY : Oxford University Press.
- Whyte, W. H. (1980). The social life of small urban spaces. New York, NY : Project for Public Spaces, Inc.











