L’optimisation des espaces : des territoires aux logements
Je suis un urbaniste passionné… et très énervé par la situation actuelle de la construction en France, et tout ce qui en découle : la crise du logement et notre incapacité […]
À Tokyo, on trouve des dizaines de milliers de maisons à quelques minutes de marche des stations les plus fréquentées du monde.
Les trois terminaux de transport en commun (train, métro et autres…) les plus fréquentés du monde sont tous situés à Tokyo. Il s’agit, par ordre décroissant, des stations de Shinjuku, Shibuya et Ikebukuro avec des trafics annuels estimés compris entre 910 millions et 1.26 milliards de voyageurs par an. À titre de comparaison, le terminal le plus fréquenté d’Europe serait celui de la Gare du Nord à Paris avec un trafic annuel de l’ordre de 290 millions de voyageurs (SNCF et RATP, en 2018) — à peine plus d’un cinquième du trafic de Shinjuku.
océan de maisons
Une des particularités surprenantes de l’urbanisme tokyoïte (la municipalité de Tokyo compte plus de 14 millions d’habitants et forme le cœur urbain d’une aire urbaine de quelques 38 millions d’habitants), outre le fait qu’elle soit une des rares grandes métropoles à ne pas connaître de crise du logement structurelle1, est qu’on trouve des maisons avec jardin à moins de 15 — et parfois 10 — minutes à pied de ces stations. Fait marquant en effet : près de 2 millions de logements de la capitale nippone (28%) sont des maisons individuelles2 — contre moins de 12% dans la Métropole du Grand Paris3. C’est ce que décrivait récemment Jorge Almazán, un architecte espagnol basé dans la capitale nippone, co-auteur de Emergent Tokyo: Designing the Spontaneous City, dans cette interview :
Si vous êtes déjà allé à Tokyo, la chose la plus surprenante quand vous vous y rendez pour la première fois, c’est que ce n’est pas cette image de gratte-ciels comme dans Blade Runner. Cette partie n’est en fait qu’une petite partie autour des stations. Le reste ressemble à un océan de maisons.
La forme urbaine s’organise de façon régulière selon deux niveaux hiérarchiques : une densité maximale aux abords immédiats des stations — notamment des grands immeubles de bureaux et des immeubles zakkyo, des bâtiments multifonctionnels dans lesquels commerces et bureaux se côtoient à la verticale — puis, en s’éloignant de quelques centaines de mètres, un maillage très dense de petites ruelles et un mélange fonctionnellement mixte de maisons et de petits immeubles (plus de 43% des logements tokyoïtes sont des maisons individuelles ou des appartements situés dans les immeubles de 1 à 2 étages). Les voitures s’y font rares : on s’y déplace principalement à pied, généralement pour rejoindre la station de métro la plus proche. Dans la métropole de Tokyo, sur la base des données de Deloitte Insights4, la part modale des transports en commun est de 47% (contre 25% dans la Métropole du Grand Paris5) et celle de la voiture individuelle n’est que de 12% (c’est une des plus faibles au monde ; deux fois moins que dans la Métropole du Grand Paris).
La grande différence entre ces deux grandes mégapoles, c’est que la densité tokyoïte est beaucoup mieux répartie que celle du Grand Paris. En France, la région capitale est constituée d’une part d’un cœur très dense, constitué de Paris (20’200 habitants/km²) et de ses communes limitrophes, qui favorise massivement la marche à pied et l’usage des transports en commun (parts modales de 65% et 26% respectivement pour les déplacements dans Paris intra-muros6) mais aussi, d’autre part, d’une périphérie beaucoup moins dense (7’000 hab/km² pour le Grand Paris hors Paris) et moins bien desservie en transports en commun, si bien que les habitants de cette banlieue
n’ont souvent pas d’autre choix que d’utiliser leurs voitures pour leurs déplacements quotidiens. À Tokyo, au sens des 23 arrondissements spéciaux qui forment le cœur de la mégapole, la densité moyenne est non seulement sensiblement plus élevée que dans le Grand Paris (15’000 habitants au km² contre 8’700) mais aussi beaucoup mieux distribuée : les nœuds du réseau de transport agissent comme autant de centralités répartis dans la ville, permettant aux tokyoïtes de vivre dans des quartiers modérément denses mais à distance de marche des commerces, des emplois et des stations. En conséquence, et presque sans aménagement urbain, la part modale de la marche est de 24% et celle du vélo de 17%4.
Cette répartition de la densité en deux niveaux complémentaires est une illustration très claire de ce que le Groupe international d’experts sur les ressources (IRP) des Nations Unies appelle intensification stratégique
: et c’est ce qui permet à Tokyo, une des dernières zones en croissance dans un pays en déprise démographique, de conjuguer les avantages d’une mégapole d’envergure mondiale — i.e. une productivité et donc des salaires élevés — avec un espace de vie à taille humaine, l’océan de maison évoqué par Almazán, le tout produisant une un métabolisme urbain très réactif qui brille par sa capacité à produire du logement abordable7.
La capitale nippone n’est pas, pour autant, exempte de défauts : l’un d’eux réside dans la faible part des parcs et jardins, qui n’occupent que 7.5% de sa superficie contre 20% dans le Grand Paris. De ce point de vue, Jakarta, par exemple, qui est aussi un océan de maisons
, parvient malgré tout à rester très verte
grâce à ses nombreux parcs publics mais aussi, et surtout, une multitude de petits jardins privés et une végétation luxuriante présente au niveau des rues, entretenue par les habitants, qui changent complètement la physionomie d’une région capitale habitée, elle aussi, par un peu plus de 30 millions d’habitants.
Faute de perfection, la capitale nippone n’en n’invite pas moins à la réflexion. Qui, aujourd’hui en France, peut prétendre habiter une maison de village puis, en quelques minutes de marche, de vélo et de transports en commun, aller travailler dans l’un des principaux quartiers d’affaires d’une métropole d’envergure mondiale ? Qui peut s’offrir le luxe d’un tel cadre de vie tout en ayant la certitude — à juste titre — que ce mode de vie est l’un des plus décarbonés et le moins consommateur de ressources qui soit ?
La réalisation en cours du Grand Paris Express peut-elle contribuer à obtenir le même type d’effets dans le Grand Paris ? Sans doute en partie. La volonté des Franciliens d’habiter proche des lieux offrant une très bonne accessibilité n’est pas en question — en témoigne l’envolée des prix de l’immobilier à proximité des futures stations — et le potentiel de densification est bien présent. Mais il nous faudra, pour bien y répondre, non seulement élever fortement les densités autour des stations, comme ceci a été planifié, mais également libérer le potentiel de densification douce au-delà des quartiers situés aux abords immédiats des stations, dans l’ensemble du tissu pavillonnaire existant qui est aujourd’hui trop peu dense pour permettre l’émergence d’une ville des proximités praticables en mobilité douce ; un tissu pavillonnaire qui fait pourtant l’objet d’interdictions réglementaires de construire de plus en plus généralisées et parfois abusives.
Aujourd’hui, le tissu pavillonnaire du Grand Paris occupe 210 km² au sol avec une densité moyenne de 20 logements à l’hectare et 5’000 habitants au km². Le village tokyoïte
, quant à lui, composé de maisons individuelles denses et de petits collectifs de 1 à 2 étages, présente une densité de quelques 20’000 habitants au km²8.
Si la moitié seulement du tissu pavillonnaire du Grand Paris évoluait vers un tel niveau de densité, le Grand Paris hors Paris, qui compte 5 millions d’habitants, pourrait accueillir 1.5 millions d’habitants supplémentaires, soit 30% de plus qu’aujourd’hui, tout en renforçant la place de la nature et de la biodiversité. Ce qui ferait de la banlieue du Grand Paris le plus grand village de France.
Notes :
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