Les cités obscures : dans le XXème arrondissement, naissance et développement de la cité des Singes

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Publié le 05/03/25
Mis à jour le 07/03/25
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La Cité des Singes dans le quartier de la Réunion (1860-1890) | Paul Lecat

 On a découpé les jardins en villas infectes et en abominables cités, réunions de cahutes malpropres, entassées les unes sur les autres, sans air et sans soleil, où le passant se fraye un chemin avec peine, à travers les linges qui sèchent sur des cordes, en enjambant des monceaux de plâtras et de bouteilles cassées, des marais fétides et des ruisseaux croupissants. Telle de ces cités n’est, d’un bout à l’autre, qu’un repaire de filous, tout prêts à devenir des assassins en temps de Commune, et il y a des villas que je ne traverserais pas volontiers la nuit1

Quand Victor Fournel s’aventure dans Belleville en 1872, il s’imagine avant tout comme un explorateur d’un Paris lointain, hanté par la Commune et ses insurgés. Loin d’être rassuré par ce qu’il voit, il décrit avec effroi la réouverture des clubs où l’on appelle à l’avènement de la  République démocratique et sociale .

Pire, il identifie un certain nombre de cités marginales considérées comme de véritables  nids à gibier de bagne , lieu d’accueil des  convicts , des  outlaws  ou des  Peaux-Rouges  sauvages. Il cite comme exemples tirés de ses pérégrinations du XXème arrondissement le passage des Saint-Simoniens, la rue de la Duée, la cité Élisa Borey ou encore la cité des Singes. On pourrait y ajouter la cité des Kroumirs ou des Cloys, ou encore l’Ile-aux-Singes, ailleurs dans Paris. On en trouve des dizaines et, elles semblent se multiplier de manière exponentielle depuis l’annexion à Paris des communes périphériques en 1860. Ces formes urbaines réunies le plus souvent sous le vocable de  cités  désignent de petits ensembles de quelques dizaines de cabanes ou de maisonnettes fragiles, aux marges de la ville ordinaire.

L’urbanisation rapide des périphéries de l’agglomération parisienne produit des espaces laissés pour compte, difficiles à bâtir et à intégrer à la ville. Il en résulte de véritables scories urbaines qui se singularisent du reste des quartiers populaires par des formes dégradées du bâti et aussi par une voirie constituée uniquement de passages et d’impasses privés à l’état déplorable. Les cités et les populations qui l’occupent apparaissent donc, tant dans les discours que dans la réalité matérielle, comme une marge urbaine et sociale, un véritable envers de la ville qui s’insère tel un interstice dans les espaces laissés libres par la promotion immobilière effrénée de cette époque.

Prenons l’exemple de la cité des Singes, pour laquelle Fournel indique qu’il ne faut pas avoir  la sensibilité du nerf olfactif trop développée , et ne pas craindre  ni les flaques d’eau, ni les frondières, ni les trognons de chou . Située au sud du XXème arrondissement, à proximité de la place de la Réunion, la cité émerge à la fin des années 1850, dans un contexte marqué par l’annexion de Charonne à Paris et par d’importantes transformations urbaines. L’ouverture d’une nouvelle rue (celle de la Réunion) au cœur des vignobles et des terres maraichères amorce l’urbanisation de ce territoire encore rural. Toutefois, si les parcelles situées le long de cette nouvelle voie attirent des investisseurs immobiliers, le secteur des Bas-Vignoles demeure difficile d’accès, compliquant à la fois l’exploitation agricole des terrains et leur éventuelle urbanisation.

Dans cet espace devenu interstitiel sous l’effet des aménagements urbains municipaux, une série de microlotissements à bas coût donne naissance à un réseau d’impasses étroites, difficilement accessibles depuis le reste du quartier. Ce dédale finit par former un ensemble hétérogène de maisons individuelles, de cabanes et de petits ateliers, où s’entassent les populations les plus démunies, au sein d’un quartier déjà considéré comme l’un des plus pauvres de l’agglomération parisienne.

La formation de la cité des Singes ne résulte pas d’une occupation illégale ou non maîtrisée. Au contraire, le terrain fait l’objet de plusieurs opérations de lotissement, dûment contractualisées devant notaire. La grande majorité de ces transactions est réalisée par des cultivateurs, dont certains possèdent ces terres depuis plusieurs générations. Parfaitement conscients des dynamiques urbaines, ils cherchent à maximiser la revente de ces parcelles, destinées à l’urbanisation depuis l’ouverture de la rue de la Réunion. Les autres sont de petits artisans parisiens, issus des vieux faubourgs, qui conscients des opportunités dans ce nouveau Paris, cherchent à investir dans l’immobilier pour faire fructifier leur petit capital.

Ces lotissements suivent donc les mêmes modalités que dans les autres secteurs parisiens, s’inscrivant dans les procédés classiques de la fabrique de la ville. L’opération repose sur une fragmentation du parcellaire, accompagnée de l’ouverture d’une voie privée, dont la forme varie selon les cas. Le lotisseur cherche ensuite à réaliser une plus-value en divisant le terrain en lots destinés à la revente.

L’aménagement de ces voies relève d’initiatives privées, sans contrainte juridique ni contrôle des autorités publiques. Le lotisseur décide ainsi librement de leur emplacement et de leur largeur, tout en limitant autant que possible les frais de viabilisation.

Dans la cité des Singes, les terrains sont cédés à des prix défiant toute concurrence — en moyenne 7,60 francs le m2, un montant bien inférieur à celui d’autres opérations de lotissement dans l’agglomération parisienne. Pour maximiser leur rentabilité, les lotisseurs doivent réduire au strict minimum l’emprise des voies sur leurs parcelles et minimisent les coûts d’équipement. Cette logique spéculative entraîne une multiplication de parcelles de très petite taille, ne permettant bien souvent que des constructions sommaires. La viabilisation et le raccordement aux réseaux urbains sont laissés à la charge des futurs propriétaires. L’entretien des voies, quant à lui, est fixé contractuellement entre les lotisseurs et les acheteurs.

En outre, la cité des Singes se singularise par une configuration du parcellaire extrêmement contrainte avec un ensemble de terrains laniérés n’offrant que 3 à 5 mètres de façades sur le chemin vicinal pour plusieurs dizaines de mètres en profondeur, ainsi que des lotisseurs locaux avec de très faibles capacités d’investissement. Aucun d’entre eux n’est en mesure de rassembler plusieurs parcelles pour constituer un terrain suffisamment vaste permettant la construction d’immeubles de rapport. Ils sont ainsi obligés d’ouvrir de fines impasses pour permettre de desservir le fond de la parcelle, et ainsi découper en minuscules lots qu’ils mettent immédiatement en vente.

Sans surprise, cette logique spéculative aboutit à des lotissements à bas coût, caractérisés par des parcelles exigües et des constructions rudimentaires, renforçant la précarité de l’habitat et laissant aux propriétaires la charge de viabiliser eux-mêmes leurs terrains. L’ensemble de ces opérations aboutit à la création d’une dizaine d’impasses. Depuis l’angle formé par la rue des Vignoles, l’impasse de l’Industrie constitue l’axe principal de la cité. Large de moins de deux mètres, elle dessert neuf autres petites voies similaires. Aucune de ces rues n’est pavée ni équipée d’un système d’évacuation des eaux usées. Le bâti qui y prend place s’apparente à un amas de baraques. En 1873, le docteur Pélassy de Fayolles décrit la cité de cette façon :

 Passage de l’industrie, contenant huit impasses… Passage de l’industrie ! Il faut avouer que les nomenclatures ont souvent des ironies cruelles. On l’appelle plus vulgairement la cité des singes, la petite Italie ; et l’on n’y voit que cabanes, huttes et cahutes. Là, pourtant, vivent et s’étiolent, dans toutes les conditions d’insalubrité, de nombreuses familles, d’honnêtes et laborieux ouvriers, des petits propriétaires, de bonnes mères avec leurs enfants hâves, chétifs, marchant, en hiver, les pieds nus dans la boue émaillée de tessons de bouteilles. 

À force de pétitions (la première trouvée dans les archives remonte à mars 1861) des propriétaires et des habitants, la préfecture de la Seine en charge de la voirie se penche sur la question et cherche des solutions pour résorber l’insalubrité du lieu. La seule solution à disposition des pouvoirs publics demeure l’outil de la percée urbaine, mode d’action privilégiée de l’administration haussmannienne La décoration au service de la densité La décoration au service de la densité . Il faut attendre plus d’une dizaine d’années pour que le projet de prolongement de la rue des Vignoles permette de faire disparaitre l’impasse de l’industrie et de mieux desservir les autres voies privées. Suspendue par les évènements de 1870/71, la première portion du prolongement est achevée en 1875, jusqu’à la rue Planchat.

Aujourd’hui encore le début de la rue des Vignoles dessert la dizaine de petites impasses de l’ancienne cité des Singes. Les guides locaux de Paris soulignent particulièrement leur caractère bucolique et conseillent une promenade dans les environs pour une bouffée d’air à l’écart du tumulte de la ville… loin de l’image sombre et marginale de la cité disparue.


Notes :

  1. Le français, 26 juillet 1872, p. 3