La densité perçue et son acceptabilité sont largement influencées par les performances esthétiques des bâtiments et leur décoration extérieure.
Les habitants d’une ville accepteraient plus facilement de vivre dans un environnement urbain intense si celui-ci, non seulement leur apporte certaines aménités, mais aussi s’ils le trouvent beau
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Au croisement des rues Eugène Süe et Simart
Nombre de Parisiens, notamment ceux qui vivent ou traversent régulièrement le 18e, sont déjà passés par le carrefour des rues Eugène Süe et Simart en ayant le sentiment que les quatre îlots qui le délimitent sont constitués d’immeubles bourgeois, dans le plus pur style monumental hérité des percées haussmanniennes.
Construit entre 1879 et 1882, cet ensemble d’environ 3.5 hectares en plein cœur de Paris est l’œuvre de Paul Fouquiau, architecte et promoteur immobilier, et il a été conçu pour accueillir des familles d’ouvriers. En l’occurrence, ces quatre îlots comportaient à l’origine environ 3’000 logements ce qui, aux standards de l’époque, correspondait à quelque chose comme 10’000 habitants. Or, 10’000 résidents sur 3.5 hectares nous donnent une densité absolument stupéfiante de — tenez-vous bien — plus de 285’000 habitants au km² ; près de 12 fois la densité parisienne actuelle, sans compter les bois.
L’originalité de l’approche de Fouquiau tient en deux points :
- Il a supposé que pour que des ouvriers acceptent de se loger dans ces immeubles, au-delà du prix et de la localisation avantageuse, il devait faire en sorte que leurs occupants soient fiers d’y résider ; qu’au moins en façade, ces bâtiments ne se distinguent en rien de ceux qu’occupaient leurs employeurs.
- Il a aussi anticipé que, du point de vue des riverains (notamment les habitants des rues Ordener, Clignancourt, Marcadet et Flocon), cette opération de densification spectaculaire ne serait acceptable que si elle ne dénaturait pas le quartier mais, au contraire, s’y insérait harmonieusement, de façon presqu’invisible.
En d’autres termes, près d’un demi-siècle après les faits, Fouquiau nous transmet une leçon fondamentale d’urbanisme : la meilleure façon de rendre la densité socialement acceptable consiste à construire de beaux bâtiments et la meilleure façon de produire de beaux bâtiments ne consiste pas nécessairement à les rendre originaux mais à déployer une décoration de qualité sur leurs façades.
L’entreprise Haussmannienne : percer, bâtir et décorer
Au-delà de cet exemple particulier, cela peut être considéré comme l’un des résultats majeurs de toute l’entreprise haussmannienne : restructurer le tissu urbain par la production de bâtiments à la fois denses et beaux
. Beaux à l’intérieur — l’appartement parquet, moulures, cheminée
reste, encore aujourd’hui, une valeur sûre du marché parisien — mais également à l’extérieur — avec leurs façades richement décorées et leur pierre claire et élégante — ce qui fait qu’ils sont encore aujourd’hui plébiscités par les Parisiens mais aussi les touristes du monde entier. S’appuyant sur les initiatives privées des habitants de la capitale et de leurs maîtres d’ouvrage, Haussmann n’a pas imposé un standard (tous les immeubles diffèrent) mais des principes esthétiques et une grammaire commune pour la mise en œuvre de ces principes, s’appuyant sur le savoir-faire et l’art des sculpteurs, couvreurs, menuisiers et ferronniers.
Ce fût l’objet de circulaires (comme celle du 21 septembre 1855, dite circulaire Haussmann), ainsi que d’un règlement (1859) et de préconisations préfectorales formelles associées aux actes de vente, encadrant les nouvelles réalisations architecturales, fixant les hauteurs selon la largeur des rues, le profil et le revêtement des combles, le rythme des balcons, les matériaux et les ornements. La répétition des lotissements permettant ensuite de démultiplier ce nouvel objet qu’est alors l’immeuble haussmannien.
C’est un art que nous avons délaissé et c’est pourtant, en grande partie, ce qui fait que Paris, l’une des communes les plus denses du monde, est aussi appelée, au moins par les Français, la plus belle ville du monde
— laquelle a servi de scène aux Jeux olympiques Paris 2024 avec un succès esthétique dont personne ne pouvait douter. Des expériences similaires ont été menées un peu partout sur le territoire comme, par exemple, les îlots qui entourent la place Sadi-Carnot et ceux qui longent la rue de la République, à Marseille. Et le résultat est le même : ces immeubles font aujourd’hui partie intégrante de notre patrimoine.
La décoration rend la ville dense désirable, donc durable
Nous pourrions décider de produire, à nouveau, des bâtiments denses et beaux — d’une beauté populaire et organique — en agrégeant toutes les bonnes volontés. Car aujourd’hui, le principal frein à la nécessaire densification de nos villes, c’est l’image que se font les Français de la ville dense ; image qui, il faut le reconnaître, est justifiée par leur expérience des dernières décennies de construction. Si le Plan Voisin, élaboré par Le Corbusier en 1925, n’a heureusement pas été réalisé, il a laissé des traces dans notre imaginaire collectif. Tout comme le manifeste Ornement et crime, écrit par l’architecte Adolf Loos en 1908.
L’ornementation est un crime économique, moral et culturel.
L’ornement, explique-t-il, est un crime économique car il coûte trop cher à produire. Incompatible avec l’industrialisation, il ralentit la croissance du pays et retarde le progrès culturel.
Les travaux haussmanniens ont mobilisé quelques 80’000 ouvriers, artisans, ferronniers, sculpteurs et ils ont engendré l’une des densités urbaines les plus appréciées et les plus recherchées au monde. C’est donc sans doute l’inverse qui est vrai : c’est bien l’absence de décors, de plaisir et de superflus sur les façades de nos bâtiments qui est un crime contre la densité, et donc in fine contre l’efficacité des mobilités, la ville et la vie de proximité, le lien social et, aujourd’hui, la diminution de l’empreinte carbone de nos villes.
Il faut reconnaître que la prouesse d’Haussmann est d’autant plus remarquable que, des décennies plus tard, ces bâtiments n’ont pas pris une ride et continuent à rendre désirable la vie en centre ville pour des centaines de milliers d’habitants.
Car, certes ces opérations d’urbanisme d’une ambition rare ont coûté cher, mais, force est de constater, que l’investissement fut fructueux dans la durée.
Alors, il ne s’agit évidemment pas aujourd’hui de chercher à reproduire l’esthétique monumentale des avenues haussmanniennes mais de reconnaître que la décoration extérieure d’un bâtiment contribue à nous donner envie d’y habiter et facilite grandement son acceptation par le voisinage.
La densité mesurée n’est pas la densité vécue et, comme l’avait noté l’Apur il y a quelques années, la qualité architecturale des bâtiments et l’esthétique contribuent à améliorer significativement notre perception de la ville dense.
Nous qui portons des objectifs tout aussi ambitieux que ceux du siècle passé pour la transformation de nos villes, inspirons-nous de la hardiesse du baron : la réalisation du ZAN, la protection de nos espaces naturels et agricoles, la pratique du vélo et de la marche à pied, l’efficacité des transports en communs, et plus largement la décarbonation de nos modes de vie en ville seront au prix de cette beauté populaire, organique, pensée et généralisée grâce au développement du savoir-faire des métiers du bâtiments et de la décoration.