L’auto-promotion encadrée est le seul levier pour capitaliser sur le potentiel de l’informel

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18 min de lecture.  |  Publié le 13/01/25

Le quartier Cadjéhoun à Cotonou, capitale économique du Bénin | Crédit : Adoscam

Architecte et homme politique béninois, Luc Gnacadja a été ministre de l’Environnement, du Logement et de l’Urbanisme du Bénin de 1999 à 2005, ainsi que deuxième Secrétaire exécutif de la Convention des Nations Unies sur la lutte contre la désertification (UNCCD) de 2007 à 2013.
Son expertise architecturale nourrit son approche du développement urbain, de la durabilité et des infrastructures vertes. Particulièrement engagé sur la question du devenir des villes comme moteur de transformation durable de leurs territoires, notamment face au changement climatique, il a été un ardent défenseur de la neutralité en matière de dégradation des sols et de l’implication des populations locales dans les pratiques foncières et immobilières.

Commençons par une question sur l’évolution des villes dans le monde dans les 20 à 30 prochaines années : en France, actuellement, beaucoup sont favorables à l’idée selon laquelle il faudrait mieux répartir la population dans les territoires, en concentrant l’effort des pouvoirs publics et l’investissement dans les petites villes et villes moyennes, ainsi que dans les territoires ruraux. Cela voudrait dire travailler dans la direction opposée aux tendances de métropolisation et de littoralisation que l’on observe à l’échelle mondiale. Qu’en est-il dans les villes que vous connaissez bien, pensez-vous qu’il y ait une trajectoire urbaine globale ?

Je vois des trajectoires variées, même s’il y a des défis communs qui peuvent être regroupés par un même terme, celui de transition. Transition pour plus de durabilité, transition démographique, transition sociale, transition climatique, technologique. Le mot-clé qui peut désigner ce que tous ces territoires ont en commun est peut-être celui de transition.

Quand j’étais aux Nations Unies, lorsque nous discutions des objectifs de développement durable, j’ai été de ceux qui ont dit que l’urbanisme ne pouvait pas être qu’une vue de l’esprit, que penser qu’une ville pouvait être résiliente en elle-même résultait d’une vision hors sol. Nous devons véritablement penser la ville en relation avec son territoire écologique, c’est-à-dire celui dont elle dépend pour ses services écosystémiques directes. Faire autrement, c’est être hors sol.

C’est en cela que je vois des trajectoires variées. En Europe et en Amérique du Nord, les questions d’inclusion sociale, de transition énergétique et de résilience climatique sont cruciales, mais aussi celle de la reconfiguration urbaine. Quand on regarde en Amérique latine, on observe une urbanisation qui produit des inégalités spatiales terribles et d’immenses efforts sont nécessaires pour engager ces territoires dans le sens des transitions sociale et écologique, avec la question décisive de la mobilité. Quand on regarde en Asie du Nord, on observe plutôt une sorte d’hyper-technologisation, si on peut dire, et l’enjeu majeur du vieillissement de la population. L’objectif de la neutralité carbone doit être atteint dans le cadre de l’émergence ou plutôt de la consolidation de véritables mégapoles d’échelle planétaire.

L’Asie du Sud et le Pacifique, connaissent des dynamiques qui sont relativement proches de celles que je connais, que je vis au quotidien en Afrique, à savoir une urbanisation très rapide surtout autour des capitales, autrement dit une nette accélération du phénomène de métropolisation.

C’est bien cela, le défi central en Afrique : une croissance urbaine exponentielle avec des projections qui nous disent qu’entre 2015 et 2050, la population urbaine devrait tripler.

Il faut savoir qu’entre 1990 et 2015, 90% des nouveaux urbains se sont installés dans les zones dites informelles, précaires – sachant que, par nouveaux urbains, il ne faut pas entendre uniquement les transferts de population des zones rurales vers l’urbain : 60% de la croissance de la population urbaine est intra-urbaine. Et le fait que ces zones se construisent largement dans des zones à risque fait que la croissance urbaine en Afrique est une croissance qui se fait de pair avec la croissance des risques.

Le risque climatique est tout particulièrement élevé. Il est élevé parce qu’on construit en partie là où, en réalité, on devrait déclarer les zones non ædificandi. Cette dynamique des informalités urbaines est réelle et forte, elle est au cœur de la fabrique de la ville et ne devrait pas être ignorée.

On assiste aussi, aujourd’hui, à l’émergence des villes qu’on dit secondaires — je préfère dire intermédiaires — et qui n’auront un potentiel de maillage du territoire, que si, et seulement si, on engage une démarche d’aménagement du territoire qui les prend en compte.

L’impératif, à mon sens, est de voir la ville africaine comme elle est — à savoir fondamentalement informelle — et de décider de composer avec ce fait. C’est-à-dire ne pas faire la ville contre sa population et la nature, mais la faire avec elles.

En Afrique, comme en Asie du Sud et du Sud-Est, nous assistons à une compétition entre la ville formelle et la ville informelle. La ville africaine, spatialement, est informelle à plus de 60% si nous la considérons d’un point de vue de son habitat et de sa gouvernance, et même informelle à 80% si nous parlons d’économie urbaine, voire à 90% quand on considère l’emploi et les questions de mobilité.

Certains préfèrent d’ailleurs parler de mobilité artisanale plutôt que de mobilité informelle, car le mot informel est fortement connoté, dans la mesure où il est parfois associé à une sorte de rejet de la puissance publique.

Vous avez d’ailleurs vous-même récusé l’utilisation du terme informel lors de précédentes prises de parole. Comment est-ce que vous le définiriez aujourd’hui ? Vous dites que 90% de certains secteurs urbains sont informels, mais alors, qui s’y oppose ? Est-ce qu’il n’y a pas dans l’informel une partie du modus operandi de la construction urbaine de demain ?

Je pense que le développement urbain en Afrique, ou l’agenda urbain africain, doit fonctionner sur deux jambes, si je puis dire. La première consiste à faire des informalités urbaines un levier, un véritable levier vers la durabilité pour consolider la croissance urbaine et rendre les villes africaines performantes. La deuxième jambe consiste à faire des nouvelles extensions urbaines des leviers de (re)vitalisation des territoires : mieux concevoir, équiper et intégrer les espaces qui vont accueillir la croissance urbaine. Ce sont deux agendas qui doivent être conduits ensemble, simultanément, et qui permettraient, je pense, de réussir un développement urbain durable.

Je récuse le terme informel, parce qu’il est connoté négativement. En Afrique il revêt une connotation particulière liée à l’histoire. Le terme informel a d’abord été perçu comme un synonyme d’autochtone avant d’être utilisé dans le sens de hors-la-loi (outlaw).

Et de ce fait, ce qui croît le plus vite et est le plus dynamique en Afrique au plan du développement urbain attire finalement moins l’attention des acteurs politiques et publics et par conséquent moins de financements. C’est cela qu’il faut changer. Il faut modifier le biais des perceptions attachées au mot informel.

Est-ce que le terme bottom-up, pour vous, pourrait être pertinent pour qualifier ce nouvel urbanisme que vous appelez de vos vœux ?

Lors d’un débat avec des acteurs politiques — y compris des maires — qui estimaient que les évictions brutalement haussmanniennes constituent une nécessité incontournable — je me suis opposé à eux, en disant :

Imaginons un instant que vous avez raison, que vous puissiez d’un coup de baguette magique éradiquer tous les acteurs informels et tout ce que cela implique pour la ville, alors votre ville sera morte. Dans une ville dont la mobilité dépend à 90% des acteurs dits artisanaux ou informels, cela aurait pour conséquence, la mise à mort de cette ville. Si ces acteurs se mettaient seulement en grève, la ville s’arrêterait, sans parler de tous les aspects de l’économie urbaine.

A défaut de changer le qualificatif informel, il faut revalorise son acceptation, sa perception.

L’impératif est de faire de l’informel un levier pour que les villes deviennent des moteurs de transformation durable de leur territoire. Parce qu’une ville a un territoire, non pas seulement au sens administratif, mais au sens écologique. Une ville possède un territoire écologique par les services écosystémiques qui sont nécessaires à son fonctionnement. Tant que la ville ne va pas contribuer à la régénération de son territoire, elle est en dysfonctionnement et donc elle ne concourt pas à sa propre durabilité. Il est essentiel de revaloriser l’informalité, car elle constitue un moteur d’innovation et de résilience.

C’est presque oublié, mais en 2020-2021, beaucoup ont projeté que l’épidémie de COVID allait tuer tant de monde en Afrique qu’on ramasserait les cadavres avec des brouettes. Pourtant, cela n’a pas été le cas et l’on se perd encore en conjecture pour tenter de comprendre pourquoi. Les populations s’entassent dans les zones dites informelles où la distanciation physique, pour certains, n’est pas possible, où l’infrastructure ne permet pas de se laver les mains de façon régulière. Malgré cela, les quartiers informels ont été résilients et c’est même dans ces quartiers qu’ont été fabriqués les premiers masques en tissu en Afrique. C’est cette agilité, cette dynamique, cette confiance, cette capacité des individus et du collectif, que l’on perd de vue lorsqu’on parle de l’informel.

Nous devons donc construire une approche systémique en acceptant que la fabrique de la ville africaine est largement liée aux informalités urbaines. Et ce n’est d’ailleurs pas uniquement un sujet pour l’Afrique. En réalité, cela concerne également certaines villes européennes.

Vous qui avez été un homme d’État et qui défendez la ville informelle, avez-vous des clés pour développer cette approche systémique de l’informel ? La politique publique a plutôt tendance à enfermer dans des cases, selon des raisonnements et des objectifs fonctionnels à penser à travers de grands plans d’aménagement, à concevoir des dispositifs spécifiques selon les publics. Comment concilier approche top-down et la liberté, la vitalité, du bottom-up ?

Notre métier d’architecte et d’urbaniste n’évolue malheureusement pas aussi vite que les réalités que nous sommes censés concevoir, maîtriser.

Lorsque j’étais à l’école d’architecture, faire une campagne de couverture aérienne prenait au moins six mois et il fallait compter six mois supplémentaires pour la restitution. Réaliser un schéma d’aménagement était une entreprise qui pouvait prendre 18 mois, voire deux ans avant que le document ne soit prêt à être validé comme opposable aux tiers.

Si vous appliquez la même méthode aujourd’hui, dans des zones dites informelles, où la population double tous les cinq ans, vous êtes par définition en retard.

Il est donc urgent de s’approprier les outils d’aujourd’hui. Avec un drone, par exemple, vous faites un premier audit foncier très rapide, que vous pouvez ensuite corriger à l’aide d’enquêtes terrain participatives.

En impliquant ainsi les acteurs, en mettant les investissements au bon endroit, on parvient à ne pas invisibiliser le réel. C’est en s’appuyant sur la réalité, sur les populations présentes, leurs savoirs et leurs pratiques, que l’on peut créer un véritable effet de levier par nos projets et les investissements qu’ils induisent.

Dans les villes africaines, la principale insécurité correspond à l’insécurité foncière. Désormais, lorsque les pouvoirs publics portent un projet d’aménagement, le réflexe est à l’éviction. Or, on pourrait procéder autrement. On pourrait faire des aménagements qui permettent d’apporter les infrastructures de base dans les quartiers déjà plus ou moins constitués tout en donnant les moyens aux habitants déjà en place d’améliorer leur habitat de façon graduelle, ou bottom-up, comme vous dites. C’est l’une des façons, aujourd’hui, de produire du logement en quantité sans rien céder à l’exigence de qualité grâce à la mobilisation des acteurs qui sont les premiers concernés autour des transitions nécessaires, tout en les sensibilisant à la nécessité de préservation de la nature. Les habitants doivent et peuvent aussi être les acteurs clé de ce défi.

En une décennie, de 1998 à 2008, la ville de Dakar a perdu 30% de ses espaces verts. A Lagos, le couvert végétal couvre à peine 3% de l’espace alors que l’ambition affichée dans le nouveau cadre mondiale sur la biodiversité et en particulier sa cible 12 est de 30%.

Cet objectif est inatteignable si nous cherchons à le réaliser sans les populations. Un acteur public – qu’il soit ministre ou qu’il soit maire – doit donc avant toute chose comprendre la raison d’être d’une ville, son fonctionnement avec ses populations, la nature et son territoire.

Vous évoquez la question du couvert végétal, de la densité des espaces verts. Comment avez-vous des exemples inverses, positifs ? Des exemples à suivre de réussite de cohabitation, voire de renforcement de la nature en ville et de sa densité, de la biodiversité et de la densification ?

Des exemples existent, mais ils ne font encore pas assez école.

Prenez une ville comme Kigali : on y trouve un parc urbain très fréquenté, le parc écologique de Nyandungu issu de la réhabilitation de zones urbaines humides dégradées, transformées en espace de loisirs et d’éducation écologique, alliant conservation de la nature et adaptation au changement climatique. Quand ils ont voulu le restaurer, les pouvoirs publics en ont fait un grand parc urbain. Sa qualité et sa centralité sont si extraordinaires que la municipalité doit en réguler la fréquentation en limitant le nombre de visiteurs.

C’est donc qu’il y a un besoin, une appétence. Pour qu’une ville émerge, elle doit s’ancrer dans son territoire, ce qui ne peut se faire que par une gestion concertée d’une ressource qui est fondamentalement limitée : l’espace, la terre.

L’objectif de neutralité en matière de dégradation des terres est une traduction quelque peu approximative de l’anglais. En réalité, il s’agit de stopper, voire d’inverser, les processus de dégradation des terres d’ici 2030.

Comment y parvenir ? Il est important de noter que les villes, dans leurs interractions avec leurs territoires, peuvent jouer un rôle déterminant grâce à la qualité de leurs systèmes de provision de services écosystémiques : approvisionnement en eau et gestion des ressources hydriques, systèmes alimentaires durables, gestion des déchets, et bien d’autres aspects. En effet, tout ce qui permet à une ville de fonctionner repose, directement ou indirectement, sur l’utilisation et la gestion des sols.

Il faut donc faire en sorte que la ville consomme moins de territoire agricole, et pour cela, il faut qu’elle se densifie. Il faut que les rares extensions urbaines participent aussi à revitaliser le territoire, en y apportant non seulement des services, mais en faisant en sorte que cette croissance-là soit aussi organique.

C’est un impératif.

Il faut également faire en sorte que la ville en elle-même participe à la régénération du territoire, au sens écologique du terme. Il faut intégrer la gestion des territoires écologiques dans la planification urbaine. On ne le fait pas assez. Parfois, on ne le fait même pas du tout.

Je vais vous donner un exemple. En 2018, la ville du Cap était à trois mois de manquer d’eau potable. J’y étais. Ils ont rationné à tel point que les grands hôtels cinq étoiles ne pouvaient même plus bénéficier du système automatique d’eau pour les urinoirs. Il a alors fallu mettre autour de la table tous les acteurs du bassin où se situe la ville du Cap — comme ceux qui sont en amont (qui sont agriculteurs, vignerons etc.). Chacun est alors entré dans la dynamique de gestion écologiquement durable d’une ressource précieuse et partagée. C’est ainsi que la ville s’est sortie d’une crise qui aurait pu signer son arrêt de mort. Préserver les services écosystémiques clés du territoire comme un élément de planification urbaine est une exigence.

Laissez-moi vous donner un autre exemple. À la fin des années 70, la ville de New York était au bord de la banqueroute. Cela compliquait fortement le financement de nouvelles infrastructures, comme les stations de traitement des eaux. Quelques années plus tard, face à la dégradation de la qualité de l’eau provenant des bassins versants, une question a émergé : Pourquoi devons-nous constamment construire des stations plus grandes ? La réponse a été : Parce que l’agriculture en amont de la ville est intensive et polluante.

Dans les années 1990, la ville a développé une approche innovante appelée paiement pour services environnementaux aussi connu comme cross-subsidies. En subventionnant les agriculteurs pour qu’ils adoptent des pratiques biologiques et respectueuses de l’environnement, elle a considérablement réduit la pollution en amont. Cette solution a permis d’éviter la construction d’infrastructures coûteuses de traitement de l’eau.

Aujourd’hui, la France mais aussi les États-Unis ou la Grande-Bretagne traversent une crise du logement inédite. Comment produire du logement abordable dans les métropoles pour répondre à la demande ?

L’impératif de produire en quantité et en qualité nous incite à faire preuve d’humilité, à reconnaître que, si les mêmes approches produisent les mêmes résultats, il faut changer d’approche. Les besoins de production de logements abordables, tant en termes de quantité, qu’en termes de qualité, sont énormes par rapport à la capacité d’investissement.

Le réflexe de l’acteur politique est de décréter la construction de programmes de logements à tel endroit ou tel autre. On voit souvent des quartiers entiers émerger, et parfois même des villes nouvelles, et je ne suis pas sûr que ces approches-là soient des approches durables. Je me demande même si, avant d’aller dans cette direction, ceux qui décident en ce sens ont pris le temps de voir quelle serait l’alternative.

Quand l’État y parvient, c’est un tour de force. Quand je suis devenu ministre du Bénin, en 1999, le budget de l’investissement public en milieu urbain était de l’ordre de 10 euros par habitant et celui-ci était principalement concentré sur trois villes dont les trois quarts pour la capitale économique. Au bout de cinq ans, on a multiplié ce budget par cinq et aujourd’hui, c’est beaucoup plus.

Pour faire du logement, schématiquement, le gouvernement va demander à un promoteur la création de disons 10’000 unités, mais je ne suis pas certain que cela soit l’approche la plus pertinente tant en termes économiques que pour répondre aux besoins.

En parallèle de ces nouveaux quartiers top-down, il aurait au moins été possible d’accompagner l’auto-promotion encadrée qui, en Afrique, est le seul levier pour capitaliser sur le potentiel de l’informel.

Ces éléments le soulignent à nouveau, si nous voulons produire du logement de qualité en quantité suffisante dans les villes africaines, il est nécessaire de prendre en compte l’informel. Et, encore une fois, de le faire de manière à inclure les habitants, à reconnaître les besoins réels, à établir un schéma couplant initiative habitante et infrastructure. Dans beaucoup de cas, en urbanisme, il y a un déjà-là. Comment capitalise-t-on sur le déjà-là ?

L’une des qualités nécessaires de nos jours pour produire l’espace urbain, c’est l’humilité des acteurs, que ce soit des professionnels ou des décideurs publics, parce que faire avec les gens implique de faire des concessions, d’accepter qu’ils savent mieux, même s’ils sont limités dans leurs ressources. Ils savent mieux ce qui est bon pour eux. Encadrés et accompagnés, ils peuvent produire mieux que nous ne parviendrons jamais à le faire avec une filière de production professionnelle.

On parle parfois des quatre P : partenariat public-privé et population, ce qui est tout à fait possible à mettre en œuvre. Nous pouvons effectivement voir les acteurs de l’informel comme des partenaires privés.

Vous avez mentionné rapidement l’exemple du Sénégal, pourriez-vous nous en dire un peu plus ?

Cela remonte aux années 70-80, avant que la crise économique n’amène le gouvernement à utiliser l’investissement public au mieux, comme l’une des principales variables d’ajustement structurel. Il s’agit de l’expérience dite des Parcelles Assainies, lancé dans les années 1980 à Dakar, qui a permis d’allouer des terrains viabilisés (avec eau, routes et assainissement de base) à des familles à faible revenu, leur permettant de construire leurs maisons progressivement selon leurs moyens financiers. Ce modèle d’auto-promotion encadrée a permis aux bénéficiaires d’accéder à des logements abordables tout en garantissant une urbanisation concertée et structurée. Non seulement cela apporte de la diversité, mais cela apporte aussi une accélération de la production, que le promoteur immobilier privé ne sait pas mettre en œuvre.

Cela ne s’est pas fait uniquement au Sénégal, mais malheureusement aujourd’hui ce n’est plus à l’ordre du jour et c’est regrettable.

Pensez-vous que les architectes et les professionnels de l’urbain, les urbanistes, les aménageurs, sont capables, aujourd’hui, de mettre leurs compétences au service de cet urbanisme organique, reposant sur les initiatives des particuliers ?

Travailler avec l’informel est non seulement une voie possible, mais une nécessité pour inventer un urbanisme organique. Parce que l’informel est organique de fait. C’est une sorte de réponse bottom-up à une absence de réponse top-down. Quand le top-down n’est pas présent et que les acteurs ont des besoins, ils y apportent des solutions. Et c’est forcément organique.

J’aime beaucoup cette phrase d’Émile Aillaud, qui a dit désordre apparent, ordre caché. Quand vous regardez ce qui est organique, parfois, vous avez l’impression qu’il n’y a pas d’ordre. Quelqu’un — sur un campus universitaire il me semble — a laissé les gens marcher sur le gazon pour pouvoir ensuite tracer les voies piétonnes selon les pratiques effectives. C’est autant d’humilité.

En fait, le mot-clé, l’aptitude nécessaire pour les acteurs qui produisent la ville de nos jours, c’est l’humilité. L’humilité de faire avec les gens et pour les gens.

Vous avez évoqué la nécessité d’avoir une approche écosystémique, notamment des territoires qui prennent en compte la biodiversité et tout particulièrement la question des sols. Mais beaucoup peinent à associer ville dense et ville verte. Pensez-vous que densité et biodiversité sont compatibles ?

Non seulement c’est compatible, mais c’est nécessaire pour la durabilité. Comme j’ai pu le dire lors d’une récente conférence à Paris sur l’Urbanisme en Francophonie , en empruntant le terme à une collègue égyptienne, il faut résister à la dubayisation. Si la dubayisation est l’horizon de la construction des villes africaines, nous nous trompons d’avenir.

La ville doit impérativement se trouver en harmonie avec son territoire. L’objectif de 30% d’espaces urbains végétalisés est une nécessité pour répondre au défi climatique. Une nécessité car il faut non seulement imperméabiliser moins, mais aussi créer de nouveaux espaces qui permettent de lutter contre les îlots de chaleur. Et il faut pouvoir aérer, ventiler. Cela implique de résister à la tentation, en architecture, de concevoir des immeubles qui agissent comme des murs-rideaux qui renforcent, au contraire, les effets d’îlots de chaleur.

Nous avons eu, mon ami Oliver Hillel et moi-même, l’occasion de produire pour le compte d’Expertise France un livre blanc qui a été produit et présenté à la COP16 sur la Biodiversité qui s’est tenue à Cali et qui a été aussi discutée au Forum urbain mondial qui vient de se terminer au Caire. Ce policy brief intitulé L’urbanisme au service d’un développement territorial durable en Afrique : intégrer la nature et la population dans la ville montre qu’il est tout à fait possible, mais aussi urgent, de végétaliser les espaces urbains.

La ville toute puissante, la ville qui se développe avec un esprit de Far West, ne peut pas faire face aux chocs climatiques. Elle ne peut qu’être plus vulnérable car la biodiversité constitue notre défense naturelle face aux changements climatiques.

Une ville qui n’est pas régénérative de son territoire — en termes de nature régénérée — est d’autant plus vulnérable par rapport aux chocs climatiques et à tous les autres chocs, qu’ils soient sanitaires ou migratoires. Si nous parvenons à penser la ville dans son territoire de façon systémique, toutes les choses qu’on pense impossibles deviennent possibles.

Quel serait votre mot de conclusion ?

J’aurais voulu préciser deux points.

Premièrement, le développement durable tel qu’il a été défini porte en lui-même les germes de ses limites, voire de nos échecs. Le concept, formulé dans le Rapport Brundtland de 1987, met l’accent sur la satisfaction des besoins présents sans compromettre les générations futures. Bien que novatrice à l’époque, cette approche centrée sur les besoins s’avère restrictive, car elle reste ancrée dans une logique de demandes immédiates. Elle risque ainsi de réduire les individus à ce qui leur manque, alimentant parfois le consumérisme plutôt que de promouvoir une production et une consommation responsables.

Je pense qu’il manque une dimension essentielle à cette définition. Nous ne sommes qu’une composante de la vie sur Terre, une partie intégrante de la biosphère. Parler de sauver la planète est une erreur conceptuelle : la planète n’a pas besoin de nous pour s’adapter aux effets de l’anthropocène. En revanche, nous devons préserver sa capacité à porter la vie, sous toutes ses formes. C’est nous, les humains, qui avons besoin de protéger cet équilibre vital.

Je propose donc un changement de paradigme : déplacer notre attention des besoins vers les potentiels et les limites. Les potentiels sont intrinsèques à notre être : ils définissent notre singularité et, par leur nature illimitée, nous inspirent à surmonter les défis et à impulser un changement durable. Contrairement aux besoins, les potentiels transcendent les circonstances et ouvrent la voie à des transformations profondes. En mobilisant ces potentiels, nous donnons aux individus et aux communautés les moyens de viser quelque chose de plus grand, au bénéfice des générations présentes et futures.

Enfin, je souhaitais souligner l’importance du contexte du développement, c’est-à-dire la culture dans laquelle on s’inscrit. Le développement durable est un projet éminemment culturel. On ne le rappelle pas suffisamment.

COMMENTAIRES

  1. Rigobert Coffi AMEGAN dit :

    Les constats d’un technicien professionnel à propos du développement des villes urbaines et les procédés non recommandés mis en œuvre et leurs suites désagréables. À l’opposé de ce fait, il propose ce qu’il urge de faire pour répondre le mieux aux besoins d’urbanisation dans le monde, notamment des villes en Afrique.
    Cela fait ressortir la qualité absence de concertation entre décideurs et professionnels spécialistes avérés…
    Si l’on peut se tromper, il est toutefois recommandé d’identifier des points de risque pour procéder aux améliorations correctives. Humilité et souci de mieux faire obligent.

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