Gouverner à la façon de César selon l’esprit de Jésus : quand les villes échouent à concilier approches top-down et bottom-up

Perspectives
Publié le 05/06/25
Mis à jour le 06/06/25
8min de lecture
Gouverner à la façon de César selon l’esprit de Jésus : quand les villes échouent à concilier approches top-down et bottom-up
strongtowns.org
  • Le problème de fond : vouloir des résultats  bottom-up  avec des outils  top-down 
  • Étude de cas : Newport, Vermont
  • Des rampes vers nulle part : Chester, Pennsylvanie
  • L’alternative : Medicine Hat, Alberta
  • Gouverner comme César selon l’esprit de Jésus

Il y a quelques semaines, quelqu’un a partagé un titre de livre sur Twitter :  Planifier comme Moses avec Jacobs en tête . Je n’ai pas lu le livre, donc il est possible que quelque chose de profond m’échappe, mais le concept même évoqué par ce titre m’a paru absurde.

La conversation a commencé par quelqu’un qui signalait l’utilisation problématique que font beaucoup de urbanistes contemporains adeptes de penseurs brillants et nuancés comme Jane Jacobs ou Christopher Alexander, pour faire valoir des arguments simplistes, souvent technocratiques tels que : les autoroutes, les trottoirs ou la croissances seraient mauvais par essence tandis que les trottoirs ou la densité seraient bons par définition.

C’est Geoff Graham qui m’a fait plonger dans la discussion. Il a tweeté :

 Le CNU [Congress for the New Urbanism] compte (encore aujourd’hui) une faction influente de d’urbanistes qui partagent plus d’idées avec Le Corbusier, Robert Moses et le CIAM qu’avec Krier, Jacobs et Strong Towns. 

Je suis d’accord, et j’ai répondu :

 La fin de Jane Jacobs par les moyens de Robert Moses est la stratégie de la plupart des urbanistes et défenseurs de politiques publiques, y compris une grande partie des Nouveaux Urbanistes. C’est une incompréhension totale à la fois du génie de Jacobs et des limites de Moses. 

C’est là qu’on m’a montré la couverture du livre. L’idée de  planifier comme Moses selon l’esprit de Jacobs  m’a semblé si étrange que j’ai réagi par :

 Gouverner comme César selon l’esprit de Jésus. 

Quelqu’un m’a alors répondu, avec sincérité :

 Salut Chuck — J’adore votre travail et je suis Strong Towns depuis un moment. J’ai du mal à comprendre ce point — pourriez-vous développer ? Je vois d’où vous venez, mais un exemple concret où cette approche ne fonctionne pas m’aiderait. 

Cette chronique est ma tentative de répondre à cette question. Que l’on soit d’accord ou non, ce point est central pour comprendre l’approche de Strong Towns.

Le problème de fond : vouloir des résultats  bottom-up  avec des outils  top-down 

Nombreux sont ceux qui souhaitent améliorer les villes : urbanistes, ingénieurs, défenseurs du logement, réformateurs du transport, environnementalistes, et même certains promoteurs immobilier qui cherchent à faire les choses autrement. Ils partagent souvent un désir sincère de villes plus humaines, plus marchables, plus durables, plus équitables, plus vivantes.

Ils citent Jane Jacobs. Ils mentionnent Christopher Alexander. Ils expriment de l’admiration pour la complexité, la spontanéité et l’ordre spontané.

Mais trop souvent, ils essaient d’obtenir ces résultats avec les méthodes de Robert Moses.

Ils rédigent des plans directeurs à long terme. Ils sollicitent des subventions fédérales avec des maquettes sophistiquées. Ils imposent des règlements, mettent en place des incitations, des processus. Ils construisent des masterplans qui promettent des quartiers marchables avec plus de justice sociale, mais qui nécessitent des démolitions, le déplacement de certaines populations et un important endettement.

Ils veulent de la particularité locale, mais imposent des modèles standardisés.

Ils veulent de la vitalité communautaire, mais planifient à partir d’abstractions fiscales.

Ils veulent des lieux à l’échelle humaine, mais dessinent des plans issus de programmes d’équipement nationaux.

Mais surtout, ils veulent tout tout de suite. Ce manque de patience et d’humilité crée un décalage fondamental entre les objectifs et les moyens. L’humilité consiste à admettre que vous n’avez pas toutes les réponses dès le départ. La patience signifie accepter que les solutions émergent avec le temps, par itération, observation et retour d’expérience. Ils veulent un raccourci, mais cela n’existe pas.

Quand vous essayez d’obtenir une complexité à la Jacobs avec les outils de Moses, vous n’obtenez pas la ville que vous espériez. Vous n’obtenez pas quelque chose d’adaptable, d’organique et de solide. Vous obtenez quelque chose de fragile, surdimensionné, et dysfonctionnel — au mieux une prospérité de façade reposant sur des fondations instables.

Étude de cas : Newport, Vermont

Il existe des centaines d’exemples d’élus locaux ou de techniciens territoriaux utilisant les moyens de Robert Moses pour atteindre les fins de Jane Jacobs. En 2013, Strong Towns a été invité à Newport, Vermont, pour favoriser l’implication citoyenne. La ville avait de grands projets : démolir une partie des bâtiments historiques du centre ville ; construire un nouveau quartier à usage mixte comprenant un centre de conférence et une marina ; attirer une entreprise de biotechnologie sud-coréenne pour acter cette relance économique.

Le tout devait être financé par le programme de visas EB-5, une obscure initiative fédérale qui échangeait une carte verte contre 500’000$ d’investissement étranger. Pour la collectivité, cela revenait presque à ce qu’on pourrait appeler de  l’argent gratuit .

Le projet cochait toutes les cases de l’urbanisme  progressiste  : densité, vitalité économique, antidote à l’étalement urbain provoqué par l’arrivée prochaine d’un Walmart. Les visuels étaient magnifiques. La rhétorique était efficace. Les moyens étaient catastrophiques.

Avant même que quelque chose de tangible n’ait été construit, Newport a démoli son cœur historique. Ils l’ont rasé ! Puis, le financement de l’opération dans son ensemble a disparu comme par magie (ou, plutôt, du fait d’une vaste fraude). L’entreprise de biotech était bidon. Le promoteur a été inculpé. La ville s’est retrouvée avec un cratère vide à la place de son centre-ville. Les habitants l’ont surnommé  Petite Beyrouth .

Newport n’a pas échoué par manque de vision. Elle a échoué parce qu’elle a tenté de mettre en œuvre cette vision en s’appuyant sur un mode de financement spéculatif, centralisé et fédéral. Elle voulait du Jacobs, mais elle a construit du Moses.

Des rampes vers nulle part : Chester, Pennsylvanie

Chester est l’une des plus anciennes villes de Pennsylvanie. Elle a un accès au fleuve, est proche de Philadelphie, et possède une importante histoire ouvrière. Elle a aussi souffert de décennies de désinvestissement et de difficultés économiques.

Au début des années 2000, Chester fait l’objet d’un grand projet de revitalisation : un stade de football, de l’immobilier spéculatif, et deux nouvelles rampes d’autoroute pour mieux la connecter à l’I-95. Les responsables politiques prédisent un véritable tournant.

Les rampes coûtent 77 millions de dollars, financés à 80% par les fonds fédéraux. Chester n’a jamais demandé, ni attendu un tel projet, qui ne correspond en rien à ce dont les habitants ont besoin. Mais c’est alors un bon argument pour déclencher les subventions : une ville en difficulté, une infrastructure prête à être construite, un développement catalyseur.

Dix ans plus tard, Chester a déclaré faillite. Le stade est toujours là. Le quartier résidentiel et les bureaux n’ont jamais vu le jour. Le supermarché tant attendu n’a jamais ouvert.

Aucune responsabilité n’a été assumée. Le projet urbain a été lauréat de plusieurs prix d’ingénierie. Les entrepreneurs ont été payés. Les politiciens sont passés à autre chose. Les habitants, eux, attendent toujours.

Et pourtant, Chester regorge d’opportunités d’améliorations modestes mais concrètes : éclairage des rues, soutien aux commerces locaux, réparation des trottoirs, bancs aux arrêts de bus, rues plus sûres, logements mieux adaptés aux besoins locaux.

Mais rien de cela ne donne lieu à des rubans coupés ou ne permet d’obtenir des subventions. Alors, à la place de ces dizaines de petits projets qui auraient vraiment pu changer la donne, Chester a obtenu… une rampe d’accès d’autoroute.

Les rampes n’étaient pas une erreur. Elles étaient l’issue logique d’un système qui finance des abstractions plutôt que des individus. Qui mesure le changement par des indicateurs plutôt qu’en termes de relations. Qui suit la logique de César tout en citant Jésus en note de bas de page.

L’alternative : Medicine Hat, Alberta

Mais toutes les villes ne tombent pas dans ce piège. À Medicine Hat, dans l’Alberta, un passage piéton près d’une école présentait un danger. Aucun enfant n’avait encore été percuté par une voiture, mais le directeur a préféré ne pas attendre.

Il a commencé à poser des cônes.

Chaque jour, le personnel et les élèves plaçaient des cônes orange pour alerter les conducteurs. Les parents l’ont remarqué et ils ont contacté la ville. La ville s’est alors saisie du problème, repeignant le passage piéton et installant des poteaux. Et cela, non pas des années plus tard, ni après une étude, mais simplement en répondant de manière sensible à un besoin réel.

Aujourd’hui, la rue est plus sûre, plus accueillante et les voitures y circulent moins vite. Les cônes ne sont plus nécessaires. Les enfants traversent sans peur.

C’est ça, l’urbanisme  bottom-up . Ce n’est pas tape-à-l’œil. Ça ne gagnera pas le prix du meilleur design. Mais cela fonctionne, car écoute, s’adapte et respecte les gens qui vivent là.

Medicine Hat n’avait pas besoin d’une subvention. Elle avait besoin d’un passage piéton. Et la ville a agi en conséquence.

Gouverner comme César selon l’esprit de Jésus

Voici donc ce que je voulais dire par ce tweet :

César gouverne par le commandement. Jésus conduit par l’amour.

Si vous utilisez les outils de César pour appliquer la vision de Jésus, vous obtenez de la bureaucratie déguisée en compassion. Vous obtenez des démolitions justifiées par un objectif de justice sociale. Vous obtenez des subventions et des plans au lieu de soin et de réparation.

C’est ce qui se passe quand les villes invoquent Jacobs et Alexander mais agissent encore comme Moses et Le Corbusier.

Il nous faut un autre état d’esprit. Plus lent. Plus modeste. Fondé sur la confiance. Il nous faut cesser de déléguer nos problèmes à des institutions lointaines, et commencer à cultiver notre pouvoir d’action local. Il faut arrêter de promettre une transformation, et commencer par soigner l’existant.

Les endroits qui prospèrent sont ceux qui agissent avec humilité. Qui commencent petit. Qui écoutent. Qui cherchent à bâtir la résilience plutôt qu’à courir après le prestige. Qui privilégient la durabilité aux signes superficiels de succès.

Nous n’avons pas besoin de gouverner comme César selon l’esprit de Jésus. Nous devons gouverner comme des voisins avec les voisins à l’esprit.

C’est ainsi qu’on bâtit des  strong towns .


Cet article est la traduction française d’une version originale publiée sur le site de Strong Towns, à retrouver ici.